mardi 1 avril 2008


MOHAMED BELAHCENE

La mémoire de Charcot


Mohamed Belahcène est arrivé en France en septembre 1954 à l’âge de 20 ans pile. Né en 1934, il a aujourd’hui 74 ans, dont cinquante-quatre passés dans l’Hexagone, soit l’équivalent de deux générations d’immigrés. Il faut dire qu’en dépit de ses cheveux blancs, il ne fait guère son âge avec son visage pimpant et presque sans rides.

M.Belahcène est né comme moi, dans l’ouest de Algérie, dans un village du nom de Ouled-Farès, département de Chlef, anciennement Orléansville. Chlef est à 200 km à l’ouest d’Alger et doit son nom au fleuve qui irrigue la vallée du Chélif. C’est le plus long fleuve du pays. Si elle est connue pour être l’une des plus fertiles d’Algérie, la région est aussi renommée pour sa forte activité sismique. En 1954, un violent séisme avait ébranlé Orléansville, faisant des milliers de victimes. Le 10 octobre 1980, la terre a récidivé avec un séisme de magnitude 7,5, faisant 3000 morts. Pour la petite histoire, après ce séisme meurtrier, le gouvernement algérien avait résolu de faire changer de nom à la ville par superstition. Car avant qu’elle ne s’appelât « Chlef » (au moment où, comme toutes les villes d’Algérie, elle changeait symboliquement de nom à l’indépendance du pays en 1962), elle avait troqué son nom français contre un nom algérien qui était Lasnam, mot dont la signification littérale est « statues », comprendre aussi « idoles ». Or, dans la tradition musulmane, la vénération des idoles est le summum de l’hérésie.

« J’ai vécu le séisme de 1954. C’était quelque chose de terrible » se souvient Oncle Mohamed. Il l’a échappée belle. On retient aussi que la même année devait éclater le 1er novembre 1954, lors de « la nuit de la Toussaint », la fameuse guerre d’Algérie. Mohamed Belahcène est arrivé donc en France deux mois avant l’autre séisme. « Je m’étais d’abord installé à Troyes avant d’aller à Dijon » raconte-t-il. « J’ai vécu quelque temps à Talant, puis, j’ai décidé d’emménager à Chenôve. J’ai vécu trois ans dans l’immeuble Berlioz avant de m’installer au début des années 1960 dans l’immeuble Charcot. Il venait d’être construit. J’y suis resté jusqu’à notre évacuation le 1er juin 2007 en prévision de sa prochaine démolition. Aujourd’hui, j’habite dans un bel F3 avec deux terrasses au 1er étage d’un petit immeuble sis rue Pierre Mendès France. »

Qu’est-ce qui l’avait poussé à quitter l’Algérie, lui demandé-je ? « La misère. Nous vivions une grande misère. Il n’y avait pas de travail en Algérie. Et puis, la solitude. Je me suis retrouvé seul, presque sans famille, sans personne, suite à la perte précoce de mes parents. Mon père est mort en 1939. Ma mère lui succéda en 1948. Entre les deux, j’ai perdu ma sœur qui était décédée peu de temps après son mariage » dit Oncle Mohamed. En 1960, il revient en Algérie pour se marier et repart aussitôt en France. En 1963, un an après l’indépendance, il revient de nouveau pour tenter de recommencer sa vie, transcendé par les espoirs de la nouvelle ère qui s’annonçait. Il fera vite de déchanter. « Je suis resté six mois en tout et pour tout. J’ai constaté que la situation ne s’était pas beaucoup améliorée. Il n’y avait toujours pas de travail. Il y avait un grand dénuement. Alors, je suis reparti en France. » Cette fois, pour de bon.

*

Mohamed Belahcène passera l’essentiel de sa vie dans une entreprise de bâtiment en qualité de chauffeur convoyant des matériaux de construction. Il a aujourd’hui quatre enfants et six petits-enfants. « Ils sont binationaux. Ils ont tous la nationalité française, et ma femme aussi. Moi, je n’ai pas voulu la prendre. Je n’ai que la nationalité algérienne. Ce sont mes racines » dit-il. « Mais on est bien en France. On vit bien. Ni riches, ni pauvres. C’est vrai que les prix ont augmenté, surtout depuis le passage à l’euro, mais on ne se plaint pas. » Et de me lancer avec philosophie, en évoquant son affection pour ses deux pays, celui de ses racines, et la terre d’asile qui l’a accueilli, et qui a pansé sa solitude : « Une mère a enfanté, et une autre a éduqué » résume-t-il en une délicieuse parabole.

A la retraite depuis quelques années, Oncle Mohamed passe pas mal de temps à la bibliothèque municipale où il vient apprendre le b.a.-ba du Net auprès de Azzedine, en compagnie d’autres seniors, des immigrés maghrébins pour l’essentiel. « C’est surtout pour s’occuper et pour le plaisir » avoue-t-il. Il prend également des cours de français, lui qui parle pourtant un français plus qu’honorable. A présent, il s’apprête à faire un tour au pays avec sa femme. « Je vais régulièrement en Algérie. C’est vital. Le pays me manque. Mais comme je n’ai presque plus de famille, on va généralement chez la famille de ma femme. On reste vingt jours minimum, un mois, histoire de nous ressourcer. » Il se réjouit de l’amélioration de la situation au bled, un mérite qu’il attribue à Boutef, notre président. « Bouteflika a sauvé l’Algérie » proclame-t-il. Serait-il prêt pour autant à rentrer définitivement au bercail ? « Non. C’est trop tard » confie-t-il avant d’ajouter : « Tous mes enfants et mes petits-enfants ont leur vie ici et je veux rester auprès d’eux. »

Comme je le disais, Oncle Mohamed a passé trente-six ans (« et demi » précise-t-il) comme locataire de l’immeuble Charcot. Programmé pour être démoli le 17 avril prochain, l’immeuble ressemble aujourd’hui à un gruyère. « Ils l’ont plumé » lance M.Belahcène, peiné. « J’en garde de très bons souvenirs. Il y avait beaucoup de Français et relativement peu de Maghrébins. C’était l’entente parfaite avec les voisins. Jamais de dispute, jamais le moindre problème. » A l’évidence, cela lui fait quelque chose de voir le bâtiment ainsi dépecé, même s’il est ravi de sa nouvelle demeure. « C’est du béton mais cela me fait tout de même un petit pincement au cœur. C’est de la pierre, mais on s’y attache forcément. » dit Oncle Mohamed d’une voix émue.

Et pour lui témoigner sa gratitude à Charcot, Mohamed Belahcène a fait un geste très touchant à l’adresse du pauvre immeuble. « J’ai bien nettoyé l’appartement avant de le quitter. J’avais un flacon de parfum, alors, j’en ai mis partout. C’est la moindre des choses, lui qui a pris soin de nous pendant tant d’années. »

Mustapha Benfodil

3 commentaires:

Anonyme a dit…

Mais tu n'as pas honte petit cachottier(tiens je ne sais pas s'il faut deux "t") Il faut que j'aille faire un tour sur la provenance de mes visiteurs (ce que je ne fais pas chaque jour) pour découvrir et que tu es passé me visiter sans laisser de trace et que tu as un blog!!!!Je m'empresse donc de saisir ton adresse pour venir te dire des petits bonjours réguliers et lire tes articles, pourquoi ne l'as-tu pas dit plus tôt ? Ce soir, je n'ai pas beaucoup de temps, mais crois-moi, je vais me rattraper demain. Plein de bisous

Anonyme a dit…

Euh...Je n'ai pas très bien compris, j'ai laissé un commentaire hier, que je ne retrouve pas. Je lis que "Tous les commentaires doivent être approuvés par l'auteur du blog"! Est-ce à dire que le cher Mustapha désasprouve mes commentaires et les efface ? Des Nouvelles?

Anonyme a dit…

Très chère Laurence!
Désolé, désolé, des-zoo-laids pour cet impardonnable impair. En fait, j'ai tout de suite pensé à toi pour glisser ton lien. Je me ferais un plaisir de répondre à tes coucous mielleux. Je savoure ton blog qui me permet d'avoir de tes nouvelles. Merci pour tous les mots dont tu m'as honoré. Je t'embrasse très fort. Mustapha.