mercredi 9 avril 2008


Derrida au chevet de Péguy

Mardi 8 avril. Quatrième séance de l’atelier d’écriture. Aujourd’hui, j’ai proposé à mon groupe de chercher l’inspiration dans un film documentaire de Jean-Marc Bordet intitulé : « Chenôve change ». Le documentaire traite de la démolition de l’immeuble Charles Péguy, opération qui eut lieu le 26 février 2004. A l’issue du film, j’ai demandé aux participants d’écrire quelque chose à partir d’une image, une seule, qui les aurait particulièrement marqués. Il faut dire que le choix n’était guère facile tant le documentaire regorgeait d’images fortes et de paroles à couper le fer. Exemple : cette image d’un pigeon solitaire faisant son funambule à la bordure d’un balcon alors que l’immeuble est entièrement vidé de ses occupants et qu’il ressemble à un bâtiment cancéreux. Il y a aussi cette image de l’immeuble emmailloté dans ses bâches blanches que d’aucuns n’hésiteront à comparer à un linceul. Il y a évidemment l’image de l’implosion elle-même. L’événement est filmé sous toutes ses coutures. Le plan final est impressionnant. Au bout de longues secondes d’un silence assourdissant, une sourde déflagration se fait entendre suivie d’un énorme nuage de poussière. On dirait un attentat mais un attentat contrôlé. J’ai noté quelque part : « Séisme chirurgical ». Tous les autres immeubles, alentour, sont intacts. La scène est clean. Un travail de pros. L’effondrement du bâtiment donne lieu à un supplément de soleil. « Et la lumière fut ! » noté-je encore. Autre image forte : celle du rire qui emboîte le pas aux larmes. L’émotion est là, certes, mais il y a aussi l’humour. Je pense surtout à ces jeunes qui suivent la scène depuis les hauteurs du Plateau. L’un d’eux, interrogé par Jean-Marc sur ses souvenirs de quartier, évoque avec force rigolade une danse exécutée par le Chef de la Cité (sic) et ses affidés. C’est la danse du Commandant Daïda et Pouchina. Et le jeune homme d’en faire une démonstration hilarante par devers la caméra avec une exultation qui jurait avec l’anxiété ambiante.

Il faut noter également les paroles des différents partenaires concernés par cette opération. L’un des mots qui m’interpellèrent en l’occurrence est le mot « déconstruction », usité aussi bien par les élus municipaux que par les ingénieurs de la Société Méditerranéenne de Démolition (SMD) chargée de l’exécution de l’opération. Ce mot résonnait étrangement dans ma tête. Je le trouvai amusant. C’est un doux euphémisme, c’est sûr, mais cela renvoie aussi à l’image d’un immeuble que l’on démonte pierre par pierre quand bien même la réalité dément ce processus comme en atteste le champignon de poussière produit par la déflagration et qui pulvérisa l’immeuble, transformé désormais en purée de souvenirs. On dirait un corps incinéré. Et pour revenir au mot « déconstruction », je disais qu’il résonna dans ma tête sous un son nouveau. Il évoque bien sûr à première vue ce néologisme que l’on doit au philosophe Jacques Derrida qui le présentait comme un paradigme herméneutique par lequel l’approche du sens commence par sa libération des « signifiances » communes dont il est le réceptacle. Dans la structure du texte, il prend un sens nouveau dès le moment où il est projeté dans une nouvelle trame et investi de nouveaux sèmes. Qu’est-ce que cela peut-il bien avoir avec l’industrie du bâtiment et la sémiologie urbaine ? Rien. Il se trouve simplement que d’entendre ce vocable dans la bouche d’un technicien de la SMD me fit l’effet d’une claque. Ainsi donc, on déconstruit les textes urbains de la même façon que le font les philologues qui s’évertueraient à explorer des sens anciens ou bien les anthropologues, des mythes lointains. On se plaît ainsi à démonter pièce par pièce et étage par étage les différentes couches de bâti (de chair, de vie, de mémoire, de sens) jusqu’à faire table rase du site comme on ferait table rase des poncifs dans un texte que l’on se propose de « nettoyer » de toutes ses réceptions et de ses acceptions courantes.

Au-delà de tout ce charabia, je n’ai qu’une envie : Péguy lui-même. Le poète, pas l’immeuble. Oui. J’ai du coup très envie de le lire. De le redécouvrir. La poésie du béton, quoi de plus moderne, hein ?

Les textes composés au terme de la projection furent comme ceux inspirés de l’exposition Ligne de Mire, et que vous pouvez apprécier juste en bas de cette chronique, une nouvelle fois épatants, surprenants, et, sans complaisance aucune, de haute facture. J’en fournirai un bouquet dans les prochains jours. En attendant, je cours de ce pas à la bibliothèque chercher quelque livre de Charles Péguy. L’écrivain, pas le vide.

Mustapha Benfodil

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