jeudi 3 avril 2008



MATHIEU PERCHEMINIER

Le Décrypteur des banlieues


Grand gaillard aux yeux clairs, en jean, baskets et blouson noir, une petite main de Fatma en guise de pendentif, cadeau d’un voyage au Maroc : c’est Mathieu. Mathieu Percheminier. Profession : agent de développement local, chargé des relations avec les habitants du Mail. Il occupe un petit bureau au pied de l’une des deux tours Renan, précisément au n°10 de la rue Renan. C’est là d’ailleurs qu’il aura l’amabilité de me recevoir. Les murs de son bureau sont tapissés de photographies urbaines, des photos aériennes du Grand Ensemble et son labyrinthe d’immeubles. Sur l’un des murs, ce slogan : « Chenôve Change ». C’est le mot d’ordre du Programme de Rénovation Urbaine au titre duquel Mathieu a été recruté en octobre 2007.

Mathieu habite à Dijon mais c’est à Montereau, en Seine-et-Marne, qu’il est né un beau jour de 1982. Il s’est très vite intéressé à la vie des banlieues et à l’univers des jeunes, à ce qu’on appelle les « cultures urbaines », aux violences qu’on y associe (souvent à tort) et à toute cette sociologie des quartiers qui aurait fait le bonheur d’un Pierre Bourdieu, cet intellectuel empirique si attentif aux pulsions et aux convulsions de la société profonde et aux mouvements de ses couches les plus actives. Mathieu fait son lycée à Sens, en Bourgogne, passe un bac lettres et s’inscrit à la fac d’histoire de Dijon. Il fait une maîtrise d’histoire contemporaine et réalise un mémoire de 430 pages sur la ZUP (Zone d’urbanisation prioritaire) de Montereau. Ainsi, il annonce d’emblée la couleur. « C’est pour cela que je maîtrise le sujet » sourit-il, car Mathieu me gratifiera d’un exposé exhaustif sur l’histoire des banlieues et des révoltes des cités. Il enchaîne sur un DEA consacré aux violences urbaines et la musique rap. Le fait est que le raccourci l’agace, celui fait un peu facilement entre rap et incendies de voitures. « On entend souvent les politiques établir un lien entre rappeurs et violence. Pour moi, ce sont deux formes particulières d’expression politique dont les jeunes se servent pour faire passer un message fort à la société » dissèque-t-il.

Pendant ses études, Mathieu s’est fortement imprégné des problématiques urbaines pour ainsi dire in situ, en faisant de petits boulots dans les quartiers populaires de Dijon, particulièrement ceux des Grésilles et à Longvic. Il fera de l’accompagnement scolaire comme prof de français au profit d’enfants en difficulté ou encore assistant d’éducation. Dans le même esprit, il collabore à un « mini-journal de quartier » comme il dit baptisé Zink, du côté de Roanne. Il écrit aussi des articles pour d’autres journaux sporadiques. Après un master d’études en politique urbaine, notre brillant historien du quotidien est embauché par la mairie de Chenôve dans le cadre du programme de Rénovation Urbaine (P.R.U.). Il connaissait déjà Chenôve auparavant. « J’avais même fait un peu de foot dans un club d’ici » confie-t-il.

En quoi consiste exactement son job ? « Je reçois les habitants du quartier du Mail et discute beaucoup avec eux à propos de la rénovation du quartier. Il s’agit également pour moi de soutenir et d’accompagner les initiatives locales, du genre créer des associations, les aider à émerger, à aboutir » explique Mathieu. Concrètement, sa mission est d’assurer une connexion permanente entre la population du quartier et le pôle institutionnel en prévision des transformations que le quartier est appelé à connaître dans le cadre du P.R.U. Le programme prévoit une résidentialisation des tours du Mail ainsi que d’autres bâtiments HLM, l’aménagement des abords des immeubles et la requalification de l’ensemble du quartier. En somme, il est question de restructurer tout cet espace à forte densité démographique où vivent les deux tiers de la population de Chenôve estimée à 17 000 habitants, soit quelques 11 000 locataires, dans un périmètre représentant 12% du territoire urbain de la ville. Autre mission clé de Mathieu : participer à l’élaboration de la Charte de Gestion Urbaine et Sociale de Proximité. Son objectif ? Améliorer le quotidien des pensionnaires du Grand Mail. « Il faut que cela corresponde à la vie des habitants en termes de liens sociaux » dit-il. D’un autre côté, Mathieu travaille énormément avec les jeunes. Il les conseille, les encadre, essaie de les orienter vers des activités qui correspondent à leurs attentes, et ce, en collaboration avec la MJC.

Me faisant profiter de ses lumières, Mathieu me brosse un succinct tableau historique sur la naissance des ZUP en France en général et à Chenôve en particulier. J’apprends qu’après la Seconde guerre mondiale, il y a eu une forte crise du logement en France due à la destruction de villes entières. « Il a fallut construire vite pour accueillir ces flux de population auxquelles, au début des années 1960, venaient s’ajouter les rapatriés de la guerre d’Algérie. Il y a eu 200 ZUP construites depuis 1958 » dit-il. Chenôve devait ainsi accueillir la plus grande ZUP de la Côte d’Or, ajoute Mathieu. Côté immigration, il y a eu d’importants flux migratoires d’origine européenne en premier lieu, dont beaucoup de migrants portugais et d’autres en provenance des pays de l’Est. L’immigration maghrébine a vite suivi. A Chenôve, elle est à dominante marocaine. Quant à la communauté africaine, elle est tardive. La mobilité sociale a fait que les classes moyennes quittèrent progressivement les immeubles HLM au profit d’une population immigrée de plus en plus hétéroclite et essentiellement ouvrière. Ces gros mouvements démographiques et la construction du Grand Ensemble ont modifié en profondeur le visage de Chenôve et restructuré complètement la ville.

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Les violences qui avaient secoué Chenôve dans les années 1990 n’étaient pas les premières émeutes de banlieues, loin s’en faut, explique Mathieu. Pas plus que les révoltes des jeunes qui avaient embrasé toute la France en novembre 2005 ne relevaient de la « génération spontanée ». « Les premières révoltes des banlieues en France ont éclaté en 1981 à Vénissieux, dans la banlieue de Lyon » dit Mathieu. « L’exclusion sociale, le racisme, la discrimination à l’embauche avaient poussé plusieurs fils d’immigrés à se soulever » ajoute-t-il. Ces soulèvements ont conduit deux ans plus tard, poursuit Mathieu, à la « Marche des Beurs » en 1983, dite aussi « la Marche pour l’égalité », un haut moment d’activisme civique pour faire aboutir les revendications des populations des cités. Maîtrisant parfaitement son sujet, Mathieu rappelle que les événements les plus chauds qui avaient secoué Chenôve dans les années 1990 coïncidaient à peu près avec une autre vague d’émeutes qui éclata entre 1990 et 1992 en région parisienne, à Mantes-La-Jolie, Sartrouville et ailleurs. « Avant, on surnommait le Quartier des Fleurs la Petite Palestine » résume Mathieu. « C’était un quartier assez dur. La police avait des difficultés pour intervenir. »

Aujourd’hui, le quartier s’est sensiblement calmé même si une certaine « mauvaise publicité » le poursuit comme une tache indélébile. Mathieu me fait une visite générale du quartier en m’expliquant les mutations qui y ont été introduites. Méthodiquement, on procède à la « déconstruction » du gigantesque bloc de béton d’avant pour aérer un peu, créer des espaces, dégager un peu de lumière en offrant aux habitants l’opportunité d’entamer une nouvelle vie loin des ghettos urbains. La destruction de l’immeuble Péguy a permis de créer de l’espace autour du centre commercial Saint-Exupéry. De nouvelles infrastructures ont vu le jour un peu partout. Aux abords des immeubles, on a créée des petits jardins, des espaces ludiques pour les enfants. Une maison de la Justice et du Droit par laquelle je passe tous les matins a pris pied en face d’un commissariat de proximité. Des maisonnettes en bois semblables à des chalets norvégiens ont poussé rue des Narcisse où je loge, donnant un avant-goût du quartier métamorphosé. Depuis que je vis dans le quartier, j’avoue que je baigne dans une paix totale. Sous les halls des immeubles, parfois, je croise des jeunes qui glandent sans faire d’histoires pendant que d’autres font du rodéo motorisé. Mais l’ambiance est bon enfant. Mathieu qui connaît intimement le quartier parle de petits problèmes de toxicomanie, phénomène universel, du reste, de Jakarta à Alger. « Il y a aussi le chômage qui persiste » ajoute Mathieu. Pourtant, si l’on doit se référer aux émeutes de 2005, Chenôve, pour ce qu’elle représentait, n'a pas connu de grandes vagues de violences. « Il n’y a eu qu’une vingtaine de voitures brûlées » affirme Mathieu.

Question participation politique, il y a encore du travail. « Ce sont des quartiers qui votent très peu. Ils ne se sentent pas représentés. Même si l’immigration est forte, sa représentativité en termes de visibilité politique est faible » analyse Mathieu, avant de lâcher : « Ce n’est pas parce qu’il y a Rachida Dati et Fadéla Amara au gouvernement que le problème est réglé. Sarkozy les a intégrées par calcul. » Je l’interroge justement sur le fameux Plan Banlieues de Fadéla Amara. Mathieu est catégorique : « On a fait des plans pour les banlieues depuis les années 1980 et ça n’a rien changé pour la simple raison qu’on n’a pas affaire à un problème de quartiers mais de société. Ce n’est pas non plus un problème ethnique, il est social. Il y a une vraie crise de société et d’autres émeutes ne sont pas à écarter. » Pour lui, la population des banlieues subit doublement la cherté de la vie, dénonçant la structure foncièrement « inégalitaire » de l’équation, à fortiori dans un schéma de type libéral. « Ceux qui vivent dans les ZUP sont à l’écart des dynamiques économiques, de l’ascenseur social, du plein-emploi. Le chômage approche les 40% pour les moins de 25 ans alors que le taux moyen en France est de 8%. Ici, beaucoup de jeunes ne sont pas diplômés. Le marché de l’emploi n’est pas favorable pour eux. Ajoutez à cela que leur lieu d’habitation les défavorise, Chenôve continuant d’être stigmatisée comme une banlieue à problèmes. Les jeunes font de l’intérim, du travail précaire. La précarité ici est réelle. » décrypte-t-il. Mais tout n’est pas noir suggère Mathieu. La donne est en train de changer. Il en veut pour preuve l’inscription massive des jeunes des cités sur les listes électorales à la dernière présidentielle. Pour lui, cette élection a été un tournant. « Ce sont les élections présidentielles de 2007 qui ont provoqué ça. Le fait est que Sarko est l’ennemi public n°1 dans les quartiers depuis qu’il les a traités de « racailles » et menacé de les « nettoyer au Kärcher ». Du coup, les jeunes se sont inscrits massivement et voté en majorité pour Ségolène Royale. »

Je l’interroge sur ce qu’évoque pour lui la disparition de l'immeuble Charcot. « La destruction d'immeubles, c'est toujours un traumatisme, surtout pour ceux qui y vont vécu" rétorque-t-il. "Ce sont des repères qui s'écroulent. Mais c'est positif malgré tout. Le cadre de vie des habitants va être amélioré. Un véritable centre-ville va être créé. Et il faut inévitablement passer par là. Je connais bien cette question. A Montereau, déjà neuf bâtiments ont été détruits dont les quatre tours Lavoisier qu'on appelait Les Mastodontes de Seine-Et-Marne tellement elles marquaient le paysage. Il est vrai que sur le coup, il y a eu des larmes, mais aujourd'hui, les gens apprécient que ces tours aient disparu pour laisser la place à de futurs pavillons."

Mustapha Benfodil

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