mardi 29 avril 2008



Collège du Chapitre

Zone d’Imagination Prolifique


Ce mardi matin, entre 10h et midi, j’ai été l’hôte du Collège du Chapitre, à Chenôve. J’ai passé ainsi deux heures de bonheur avec une classe de 3ème. La rencontre a eu lieu au sein du Centre de documentation dont je salue la responsable. La professeur en charge du cours avait remarquablement préparé sa séance. Les élèves me posèrent des questions fort pertinentes. L’échange a été chaleureux et très convivial avec les Nicole, Anthony, Sofiane, Naouel, Jennifer, Hagar, Jamil et tous les autres.
Les élèves étaient un peu timides au début, comme moi d’ailleurs, après, ce fut un véritable feu d’artifices. La prof avait organisé un atelier d’écriture où elle proposait soit un texte libre sur le thème de la ville, ou un « feeling the gaps » (remplir les blancs) autour d’un poème de Tahar Ben Jelloun. Ou encore une variation sur un texte de Léopold Senghor. Elle eut l’amabilité de me convier au co-encadrement de nos poètes en herbe. Petit à petit, ils lâchèrent bride à leur imagination et cela a donné matière à de belles joutes littéraires. Fortiches, les petits jeunes de la ZEP (Zone d’éducation prioritaire). Je dirais plutôt la ZIP : une Zone d’Imagination Prolifique.
Oui, ils sont vraiment magnifiques, plein d'entrain et d’inventivité, ces potaches du « 21-300 » pour reprendre Nicole. L’étincelante déléguée de la classe a fait graver ce chiffre sur son blouson pour dire sa fierté d’être bonbie, et dans le dos, je pus lire cette mention fulgurante que j’adore et que je kiffe à mort : Niquetou. Elle est « ouaâr », notre future journaliste. Naouel, pour sa part, m’a gratifié d’un poème qui déchire. Je le publie au bas de cette chronique. On entend parfois à l’extérieur de drôle de choses sur la ZUP et sur la ZEP. Moi, depuis mon arrivée à Chenôve – je suis peut-être naïf, je suis peut-être aveugle ou alors que j’ai du bol – je ne vois que de belles choses et de belles gens, et ne fais que de belles rencontres.
Merci, très chers élèves du Collège du Chapitre. Et mille mercis à votre prof exquise. Je dois dire que j’ai vraiment de la chance de vous avoir rencontrés, moi qui rentre demain à Alger après deux mois d’une résidence littéraire intense. L’un de vous, Jamil je crois, m’avait lancé : « Vous êtes adorable ». Et moi, je vous dis, je te dis Jamil : c’est vous qui êtes adorables. Vous avez donné un sens à mes gribouillis.
Et vive le 21-300 !!

Mustapha Benfodil


Post-it: Voici un merveilleux poème que Naoual Bouazzaoui, élève en classe de 3ème au collège du Chapitre, a composé lors de l’atelier d’écriture de ce matin, et qu’elle a eu la gentillesse de m’offrir avec un autographe à la clé :

Il ne suffit pas d’un tas de maisons pour faire une ville
Il faut plus que ça pour faire une vie
Des enfants et des enfants
Des hommes et des femmes
Une avenue et une rue sans âme
Des pierres et de la végétation
Et des quartiers remplis de population
Sur les murs des tags
Comme sur les murs de Prague
C’est le soleil qui illumine Chenôve
Des jardins avec des fleurs mauves
Métallique et hautaine
La ville la plus lointaine
Et nous la traversons comme si nous voyagions

Naouel Bouazzaoui

lundi 28 avril 2008



LE SAGE DU PONDICHERY

Ainsi parlait Vijay…



Cueille ce jour
Car il est la Vie
La vraie vie de la Vie

Gandhi


Vijay porte bien son nom. Il m’expliquera qu’en Sanskrit, Vijay signifie « que la joie soit sur tes lèvres », et « que le sourire ne quitte jamais ta bouche ! ». Et c’est tout lui. Zen, il est la quiétude incarnée. Vijay, c’est la sagesse de l’Inde répandant ses effluves dans le cœur des enfants, dans les allées de la bibliothèque, et les barres des immeubles, et partout où rayonne sa parole. Une douceur du Pondichéry qui s’est posée là, à Chenôve, après un périple digne de Marco polo.
Intarissable de spiritualité, c’est un puits de sagesse sans fond, notre cher Vijay, que tout le monde appelle Simon, que moi j’appelle Vijay parce que ainsi aime-t-il être appelé. Quand, par mégarde, je prononçais « Simon », il me rappelait gentiment sa préférence pour Vijay qui est, du reste, son vrai prénom. Il m’expliquera que c’est grâce aux Brahmanes qu’on trouve la signification des prénoms. « Ils vont consulter les étoiles pour voir la signification des noms. On peut ainsi avoir un fils « berger » mais au sens philosophique du terme. » dit-il. Il fait certes jeune pour un sage, surtout à se fier à ses cheveux restés étonnamment noirs, et sans teinture aucune s’il vous plait, j’en témoigne. Mais qui a dit que la sagesse se mesurait à l’aune des poils blancs cumulés sur le cuir chevelu ?
Son nom complet est : Vijay Simon Jean. Et pour ce qui est de l’âge, j’apprendrai par sa bouche que dans la sagesse hindoue, « Les Indiens n’ont pas d’âge », et qu’il serait de mauvais augure d’attribuer un chiffre au temps qui coule sur votre peau, et qui irrigue vos veines.
Vijay est affecté à la section jeunesse de la bibliothèque. Il s’occupe, entre autres, de la gestion du poste informatique conformément à ses qualifications, mais comme pour son ami Azzedine, on aurait tort de l’enfermer dans le rôle de l’informaticien de l’espace « junior » de la bibliothèque. Il faut dire que les enfants et les ados l’aiment beaucoup et ils le font savoir. En attestent les nombreuses marques d’affection qui tapissent les murs entourant son bureau à l’étage supérieur, entre poèmes, dessins et autres témoignages de sympathie pour celui qui leur apporte tellement avec son sourire scintillant dont son visage affable et généreux ne se départit jamais.
Vijay est arrivé en France en 1983. Il est né au Pondichéry, ville du sud-est de l’Inde, dans la province du Tamil Nadu, littéralement le pays des Tamouls. La province s’appelait autrefois Madras, du nom de sa capitale. La ville de Pondichéry est la capitale du territoire éponyme. « C’est un grand port du sud-est de l’Inde » dit Vijay. La ville abrite par ailleurs de célèbres temples hindous donnant lieu à des pèlerinages massifs à l’instar du temple de Manakkula Vinayaka. « Nous avons d’ailleurs de grands Maharajas » affirme Vijay. Le Pondichéry, comme chacun sait, fut pendant longtemps une colonie française. La France s’y implanta dès le 17ème siècle par le truchement de la Compagnie française des Indes. Vijay m’apprend que phonétiquement, ce n’est pas fortuit que dans Pondichéry, il y ait « chérie ». C’est la trace sonore de la France. « Pondi renvoie au verbe « ramener » et cherry désigne bien sûr l’amour » dissèque-t-il. Le 1er novembre 1954 (qui correspond étrangement au déclenchement de la Guerre de Libération Nationale en Algérie), le Pondichéry fut cédé à l’Inde indépendante. Vijay me dira que son grand-père travaillait à l’ambassade de France en Inde et qu’il fut même naturalisé français. C’est ce qui explique son nom, Simon Jean. « Mon grand-père était d’ailleurs de confession chrétienne et toute ma famille paternelle l’était, tandis que ma famille maternelle est hindouiste, si bien que j’ai hérité des deux religions » dit-il. Pour lui, « la source du bien et la source du mal sont les mêmes dans toutes les religions. » Personne ne détient ainsi le monopole de la vérité.

*

Comme on va le voir, la vie de Vijay est un roman de voyage. Il passe d’abord une enfance heureuse dans son Pondichéry natal. Petit, il est plutôt sociable. Même très sociable. « Je suis issu d’une famille de commerçants spécialisés dans le commerce du tissu » raconte Vijay. Une famille de commis voyageurs donc. Mais son père est un militaire de carrière. L’un dans l’autre, cela donne une vie forcément tournée vers le monde. Le thème de l’évasion s’impose très tôt au garçon très éveillé qu’il est. Il se réjouit d’avoir hérité de deux cultures à la fois différentes et complémentaires, la française de son père et la brahmanique de sa mère. Jeune, Vijay est un garçon dynamique et même un tantinet « turbulent », et ce, de son propre aveu. « Après, j’ai été sous l’autorité d’un grand maître yogi qui s’appelait Lahiri Sri Kanda. » Un maître qui l’aidera beaucoup à se « calmer ». « Ça m’a appris la sagesse et ça m’a énormément apporté » reconnaît-il. Plus tard, il donnera même des cours de yoga à Paris, me confie-t-il.
Vijay fait ses études au Pondichéry jusqu’au bac. Il étudie en langue anglaise. « Ma langue maternelle était le tamoul. En Inde, il y a 16 Etats et chaque Etat a sa langue » dit-il. Après son bac, il quitte l’Inde en 1979 à destination de la Malaisie. Ce sera la première étape d’un long périple qui le conduira aux quatre coins du monde. Sur une carte de la bibliothèque, il me montre toutes les villes qu’il a visitées, les pays où il s’est posé. « Après le décès de mon père, j’ai voulu voyager, voir le monde.» dit-il. « Mon père avait passé quinze ans dans l’armée française. Il avait fait partie de l’infanterie marine. Il était au grade de sergent-chef. Il a fait la deuxième guerre mondiale sous le drapeau français ». Il m’apprend à ma grande surprise que son père a même servi en Algérie. « Il est parti en Algérie en 1940 et y resta trois ans, entre Alger et Constantine. Plus tard, il a participé à la Guerre d’Indochine. » Il était donc lui aussi un oiseau migrateur à sa manière. Vijay sait de qui il tient. « Pour lui, c’était une autre quête » lance le fils. « A part le cinéma, je passais beaucoup de temps à écouter les récits de voyage de mon père et je me disais : quelle chance il a de faire tant de voyages. J’espère que je voyagerai autant ! » Dont acte. « J’étais doué de mes mains, alors je me suis fait couturier. Je suis d’abord parti en Malaisie. Puis, en 1982, je suis allé à Singapour où j’avais un oncle maternel. Il avait là-bas une boutique de prêt-à-porter féminin du nom de « Fashion-Priya ». J’ai touché à tous les métiers de la couture : coupe, taille, style, design…Dans le cadre de mon métier, j’ai visité plusieurs pays de la région : Thaïlande, Philippines…Je partais en Thaïlande acheter le coton parce qu’il y était moins cher. » Fin 1982, Vijay tente l’aventure européenne. Il séjourne ainsi à Malte et à Copenhague. « J’ai passé six mois à Copenhague. J’ai découvert au Danemark des gens très froids qui avaient un tout autre tempérament que celui que j’avais laissé en Asie. En Inde ou en Malaisie, tu regardes une personne, tout de suite elle te sourit. Chez nous, si quelqu’un frappe à ta porte, tu l’accueilles avec joie. Ici, c’est la loi de l’individualisme. Il y a d’abord le moi, et le toi vient après. Ce fut pour moi un choc. » Il me raconte comment, des années plus tard, il avait ramené sa mère pour se faire opérer du genoux. « Elle était choquée à son tour. Elle me disait : comment font les gens pour vivre ainsi ? Les voisins ne se saluent même pas. Tu ne sais pas comment vit ton voisin ? » Sa mère ne tarda pas à rentrer au pays. « Elle se demandait comment je vivais dans ce monde qui ne ressemblait pas du tout au nôtre. C’est vrai que la modernité ne se fait pas toujours dans le bon sens des choses. »
*

Vijay débarque ensuite à Londres où la communauté indienne est forte. « J’avais un cousin qui travaillait comme journaliste à la BBC qui m’a accueilli. » Il s’établit ainsi à South Hall, dans la banlieue de Londres. En 1983, il arrive en France et s’installe en région parisienne, dans le Val de Marne. « Comme j’ai de la famille partout, forcément, j’en ai en France » sourit-il. « J’avais un proche du côté du Kremlin-Bicêtre qui m’a reçu. Il m’a aidé à trouver de petits boulots. C’est ainsi que j’ai déniché un travail comme aide traducteur dans un cabinet de traduction. Je m’occupais des documents d’état-civil et toute sorte de documents administratifs ». Il faut noter à ce propos que Vijay est un très bon polyglotte. Comme tous les globe-trotters, il a le don des langues. « Je parle six langues : l’indien, le tamoul, le malais, le thaïlandais, et bien sûr le français et l’anglais. Je le dois à mon ancien métier de marchand de tissus. » Non seulement il est polyglotte mais Vijay se révèle un touche-à-tout pluridisciplinaire, avec plus d’une corde à son arc. La preuve : en 1984, il rentre à l’hôpital de la Pitié-Salpêtrière à Paris où il se fait agent hospitalier. L’année d’après, il passe avec succès son concours pour l’obtention d’un diplôme d’infirmier. Trois ans d’études intensives. Il est en plein dans le train-train parisien et son rythme infernal. Il fait tout à tour les services réanimation, néo-natal et gériatrie. « J’ai même travaillé dans le service du professeur Bernard, un éminent cardiologue ». C’est dans le milieu hospitalier qu’il aura fait preuve, jusque-là, du plus de longévité. Cinq ans. Un record pour le bourlingueur qu’il est. Cela en dit long sur son âme profondément charitable et ses prédispositions magnanimes. « J’ai vu toutes les souffrances des gens. Je suis de nature sensible, et de voir ainsi des êtres à la fin de leur vie, c’était pénible. Tu portes forcément le poids psychologique de toutes ces personnes qui souffrent en silence. » En 1988, il retourne en Inde pour se marier. «Je me suis marié selon les coutumes de l’hindouisme. Je voulais faire plaisir à ma mère » confie-t-il. Une mère qui lui est si chère et qu’il va voir au moins une fois par an. De son mariage, Vijay aura un garçon et deux filles. J’ai vu son fils sur son ordinateur : 18 ans et un physique d’Apollon, de quoi faire chavirer le cœur de pas mal d’adolescentes de passage à la bibliothèque. « Je viens d’une famille de neuf enfants. Mon épouse, elle, avait une fratrie de sept enfants. Mes frères et sœurs se sont dispersés. J’ai même une sœur qui vit à Djibouti. Plusieurs membres de la famille de ma femme vivaient en Bourgogne et c’est comme ça que je suis venu dans la région. J’en avais un peu marre de l’ambiance morose des hôpitaux. » Vijay est à un carrefour de sa vie. Il s’interroge. Il demande à son maître : « Quel est le secret de la vraie vie ? », « Où réside la vraie félicité, la paix de l’âme ? » Et son maître de lui répondre : « C’est la vie d’un homme qui doit connaître à la fois la simplicité, la tranquillité et l’humilité envers tout être. » De la bouche de Vijay coule des flots de sagesse. Il m’honorera d’ailleurs d’un bouquet de paroles spirituelles puisées à différentes sources ainsi qu’un texte du Mahatma Gandhi, son prophète.
*

Revigoré par les mots et les conseils de son maître, Vijay se résout à mettre en pratique cette précieuse formule. Il décide donc de quitter Paris, devenu trop pesant pour lui. « C’est ça qui m’a convaincu d’aller d’étape en étape pour atteindre cette tranquillité et trouver enfin la paix en soi-même. L’être humain devient orgueilleux avec le statut social. Si tu atteins cette « paix-en-soi » dans la simplicité, c’est ça la vraie vie comme a dit mon Maître. Où que je suis, je suis comme je suis, je ne change pas. Je ne cherche pas à accumuler les gains matériels. C’est ça qui m’a poussé à fuir Paris et sa vie robotique. Dans une ville comme celle-ci, tu n’as pas la paix de l’esprit. C’est ici, en Bourgogne, grâce au soutien de mes beaux-frères, que j’ai trouvé cette paix, au milieu de cette verdure et ce calme. »
Vijay change à nouveau de vie – j’allais dire de destin. Il débarque donc en Bourgogne en 1992. Il s’installe d’abord dans Les Grésilles, à Dijon, où vit l’un des frères de sa femme. Il passe un BTS en informatique et bureautique. Il obtient un logement à Chenôve et c’est ainsi que sa vie chenevelière commence. En 1995, il obtient un CES (contrat emploi solidarité) au sein de la ville de Chenôve. Il est affecté au service culturel. « Je m’occupais d’un peu de tout : les femmes de ménage qui travaillent dans les écoles, le transport scolaire, la préparation des dossiers d’octroi des bourses départementales pour les collèges, des choses de ce genre. » En avril 1996, il rentre à la bibliothèque municipale, d’abord comme agent d’ambiance comme il le précise, avant de rejoindre en 1999 la section jeunesse où il est « responsable salle d’études ».
Depuis, Vijay fait le bonheur des lecteurs, notamment des plus petits. Il semble avoir trouvé sa voie, lui qui totalise plus de dix ans en un même lieu. C’est signe de bonheur. Peut-être cette « paix en soi » qu’il avait tant recherchée l’a-t-il enfin trouvée ? En tout cas, la simplicité et l’humilité il les a, deux valeurs qui contrastent avec la profondeur de son regard sur les choses et la pertinence de sa parole. Il parle comme un sage, mais c’est loin d’être de la caricature. Vijay a réellement en lui le feu sacré des Brahmanes, la profondeur du Gange et les trésors de la sagesse indienne. La bibliothèque est jonchée de livres de toute sorte, et il semble connaître sur la vie plus que quantité de ces encyclopédies réunies, de quoi vous en boucher un coin. Il me le dit : ce qui compte pour lui, ce n’est pas tant les livres qui gisent dans ces rayons que l’aventure humaine qu’il y a autour. « Cette bibliothèque est un lieu unique » note-t-il comme de juste. Oui, c’est dans les rencontres, dans le sourire qu’il apporte aux enfants et aux adultes, dans les liens humains qui se tissent autour de lui qu’il trouve son exaltation et sa véritable récompense. « On n’est pas là que pour les livres, il y a aussi (surtout ?) le lien humain. On vient chacun avec le vide qu’il y a en soi et on essaie de le combler. Parfois un seul mot suffit. » observe-t-il avec tendresse. En songeant à tous les voyages qu’il a faits, il me lance avec le sourire immaculé qui colle tellement à son nom : « Je n’aime pas voyager à travers les livres mais à travers les gens. Dans tous mes voyages, j’étais à la recherche de l’homme.» Oui. On vient chacun avec son livre intérieur pour le feuilleter ensemble et repartir chacun avec une parole, une, celle qui répare un tort ou panse une blessure. Elle agira comme un baume sur le cœur ou une lumière sur le front. Je m’empêtre dans le lyrisme philosophique hindou on dirait. C’est assurément ça, l’effet Vijay. Une belle contagion par l’esprit !
Une chose est certaine, Vijay, mon frère, mon grand ami : ta paix de l’âme, tu l’as trouvée, en attendant la paix des hommes. Ton Maître est sûrement fier de toi et nous aussi…

Mustapha Benfodil

PS : Vijay a eu la bonté de me faire don d’un texte qu’il a écrit, accompagné d’un autre du Mahatma Gandhi. Avec sa permission, je les reproduis ici :


La paix vient de l'intérieur !

Cultiver notre paix intérieure contribue à faire croître la paix dans le monde. Tout le monde, même notre ennemi est entièrement motivé par la quête du bonheur.
«La paix du cœur mène à la paix mondiale », aime à répéter le Dalaï-Lama.
«Réaliser une paix authentique suppose de transformer samanière de penser et le regard que l'on porte sur le monde et sur lesautres. »
C'est toujours pour ou contre soi-même que l'on agit. (P. Gabory)
Le premier des biens est la paix du coeur. (Voltaire)
S'asseoir en silence, ne rien faire, êtrele printemps vient, et l'herbe pousse toute seule. (Sagesse zen)
L'heure est venue de s'asseoir tranquillement,dans ce silence qui m'inonde et me repose. (Tagore)


S J. Vijay


Cueille ce jour


Cueille ce jour
Car il est la Vie
La vraie Vie de la Vie
Dans son éphémère durée séjournent
La réalité et la Vérité de l'existence
La joie de croîtreLa splendeur de l'action
La gloire du pouvoirCar hier n'est qu'un souvenir
Et demain une simple vision
Mais Aujourd'hui bien vécu
Fait de chaque Hier un souvenir de bonheur
Et chaque Demain une vision d'espoir
Donc, cueille ce jour

Mahatma Gandhi

VERONIQUE OMVOGHO

La grâce aux sept mamans


Véronique Omvogho est installée en France depuis une bonne vingtaine d’années. Elle est médiatrice à la bibliothèque François Mitterrand, métier qu’elle exerce également au centre nautique du Mail. Ainsi, une semaine sur deux, on peut la croiser dans les allées de la bibliothèque, surveillant discrètement son périmètre, n’usant de son pouvoir qu’en cas de grabuge.
Originaire du Gabon, Véronique a toute la grâce et toute la beauté de l’Afrique de mes amours. Son charme nonchalant, ce je ne sais quoi de sensuel conjugué à une spontanéité joviale et sans fard lui confèrent une prestance toute naturelle. Avec son franc-parler rigolard, elle m’avait lancé certain jour tout à trac : « C’est quoi ça ? Les gens viennent se confesser chez toi ou quoi ? Moi aussi, j’aimerais me confesser » me taquinait-elle de sa voix rieuse. Car elle me voyait effectivement me retirer dans quelque coin de la bibliothèque avec toute sorte de personnes en prévision de mes portrais. De bon cœur, j’ajoutai le nom de Véronique à ma liste de rencontres chenevelières et le parfum d’Afrique qu’elle m’apporta me fit, je l’avoue, l’effet d’une bouffée d’oxygène.
Elle est ainsi Véronique : franche, directe, vraie, une femme de cœur et de caractère. Elle vous regarde droit dans les yeux et vous jette ce qu’elle a sur le cœur à la figure. Elle taquine volontiers ses collègues, n’hésite pas à remettre des lecteurs bruyants à leur place, et s’il le faut, me dit-elle, elle est prête à les défier pour une petite explication à l’extérieur pour leur rabattre le caquet, quitte à en faire un pugilat ! Elle n’a pas froid aux yeux, elle n’a peur de personne, et je gage que son franc-parler et sa sincérité, s’ils lui ont attiré quelque inimitié, ne peuvent que lui valoir l’estime de tous. En tout cas, moi, elle m’a conquis par son naturel et sa vivacité toute africaine. Même si elle est aujourd’hui Française, on devine bien qu’elle est restée Gabonaise dans l’âme et dans le cœur. J’ai été l’été dernier au Mali et j’étais heureux de baigner au milieu d’un peuple aussi accueillant et aussi vrai. Je sais bien que le Gabon n’est pas le Mali, mais croyez-moi si je vous dis que l’Afrique du cœur ne reconnaît pas les frontières, et que ce vaste territoire est un continent de savoir-vivre et de générosité. Les gens ne calculent pas, ne rusent pas, ne trichent pas. Ils partagent avec vous le peu qu’ils ont, et s’ils n’ont rien, eh bien, même ce rien, ils le coupent en quatre et vous en donnent une part. C’est peut-être comme ça que je suis devenu AlgéRien. Dans mon subconscient, ce sont sans doute ces valeurs que j’ai cherchées – et que j’ai trouvées – auprès de Véronique. Elle qui a sept mamans comme elle s’en vante, le fleuve Ogooué qui traverse le Gabon trouve sa source dans sa bouche quand elle parle, et la sagesse des griots ancestraux et le miel des femmes gardiennes de la mémoire des Fang, son peuple, recouvrent toute leur saveur et leur sens dans son verbe.

*

Véronique est née dans un petit village du nord du Gabon, près de la ville d’Oyem, capitale de la province de Woleu-Nt’em, important carrefour situé aux frontières à la fois du Cameroun et de la Guinée Equatoriale. Comme je viens de l’évoquer, Véronique fait partie du peuple Fang, l’une des plus importantes ethnies de la région qui rayonne sur tous les pays alentour. « D’après mon grand-père, le peuple Fang vient du Nil. Il fuyait la famine et les guerres et il s’est arrêté là » dit Véronique. « La Guinée Equatoriale est composée à 90% de Fang, de même que le sud du Cameroun.» ajoute-t-elle. Le fang, c’est aussi la langue maternelle de Véronique. « Il y a une soixantaine de langues au Gabon, et de temps en temps on ne se comprend pas ». Le Français, elle l’a appris à l’école. Il faut noter à ce propos que le Gabon a lui aussi subi la colonisation française, et ce, jusqu’en 1960. « Il fallait faire 14 km par jour entre le village et l’école en aller-retour pour étudier. Et les écoliers y allaient pieds nus. Ça se passe encore comme ça aujourd’hui. »
Avant de venir en France, Véronique menait une vie plutôt pépère. « J’avais une bonne situation et rien ne me poussait à partir. Je travaillais comme secrétaire. Je n’étais pas mariée mais j’avais un fils. » dit-elle. Et d’évoquer la chaleur familiale typique des tribus africaines et leur ambiance de fête au village, avec, à la clé, cette confidence : « J’avais sept mamans et une vingtaine de frères et sœurs ». « Le Gabonais a le droit de se marier avec dix femmes légalement à la mairie » explique Véronique en partant d’un gros rire. « Mon père avait sept femmes et moi je baignais dans cette famille pleine d’affection. Je n’ai jamais vu mes mamans se disputer » assure-t-elle. J’avoue que quand j’ai entendu Véronique dire « mes mamans », cette formule m’a touché. Je l’ai trouvée presque émouvante. Loin de s’embarrasser de cette polygamie, et usant de son humour et de sa bonne humeur à volonté, Véronique me présenta la chose avec une affectueuse désinvolture. Elle se réjouissait de pouvoir ainsi accroître ses ressources affectives dans ce gisement inépuisable de maternité. « Si je rentre dans n’importe quelle maison, je dis j’ai faim maman et on me donne à manger. Je trouve mon père en train de manger dans la maison de l’autre, je m’installe tranquillement et je mange à ma faim. Si je dois puiser de l’eau pour ma maman, je dois puiser de l’eau pour les autres. Il y avait une harmonie totale » se souvient Véronique. « Pourtant, il leur arrivait de se disputer, mais pas devant nous, les enfants. Je n’ai pas connu ça, du tout. J’étais vraiment bien. Quand on se retrouve, c’est les embrassades, on est collées les unes aux autres. » Dans la grande maison qu’est le Gabon, si l’ambiance est moins joyeuse, elle ne confine pas à la catastrophe non plus comme c’est le cas en de nombreux pays africains. « Le Gabon a toujours été un pays paisible, contrairement à d’autres pays. Nous n’avons jamais connu de guerre. Il y avait quelques fois le couvre-feu, mais ça ne durait pas longtemps. D’ailleurs, il est rare de voir un Gabonais s’installer à l’étranger. Maintenant, on s’installe. A Paris, il y a beaucoup de Gabonais, des étudiants pour la plupart. Ils viennent faire leurs études et ils rentrent au pays ».

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Comment Véronique s’est-elle retrouvée en France ? Elle me dira que c’est par le biais de deux de ses sœurs qu’elle est venue dans l’Hexagone avec, pour mission, de s’occuper des enfants de ces dernières. D’après ce que j’ai compris, ses soeurs désiraient voir leurs enfants grandir en France. Employées à la compagnie aérienne du Gabon, elles avaient un niveau social appréciable. Véronique débarqua ainsi à Paris à la fin des années 1980. Elle avait 22-23 ans. Elle avait confié son fils à sa famille et était venue en prospectrice pour tâter le terrain, toujours aidée par ses sœurs. «Je n’ai eu à m’occuper de rien. Ce sont mes sœurs qui ont tout fait. J’ai laissé mon fils au Gabon. Je pouvais le ramener, mais ce n’était pas le but. Le but, c’était d’abord de m’installer avec les enfants de mes sœurs. Elles m’ont demandé de monter dans l’avion, ce que j’ai fait. Je n’avais jamais voyagé en Europe auparavant, c’était vraiment une aventure. Ça faisait trois ans que je refusais, et ma sœur me disait c’est une bonne aventure, tu vas vivre autre chose, tu peux apprendre plein de choses en partant, et à ton retour, tu peux revenir avec un diplôme. » Ses parents ne s’opposent pas à son départ. Ils l’y encouragent même. « Mon père n’a pas beaucoup voyagé, mais c’est quelqu’un de très libéral. Il aimait les aventures, lui-même en a fait beaucoup étant jeune. Il n’a jamais interdit quoi que ce soit à ses enfants. »
Dans un premier temps, Véronique s’installe à Sarcelles, dans le Val-d’Oise, avant d’emménager à Garges-Lès-Gonesse. « Au début, c’était difficile parce que je me perdais tout le temps dans les trains. » se souvient-elle en riant. Véronique poursuivait alors une formation professionnelle. « Comme j’étais secrétaire au Gabon, j’ai choisi de me perfectionner dans ce domaine en m’initiant à l’outil informatique » dit-elle. « En même temps, je m’occupais des enfants de mes sœurs. En tout, j’avais six gosses à la maison. » Elle me précisera qu’au jour d’aujourd’hui, des six enfants, il n’en reste aucun, les six ayant grandi entre temps et partis voler de leurs propres ailes. « J’avais mon fils à moi, deux enfants de ma petite sœur et une fille de ma grande sœur que j’élevais en même temps. Celle qui travaille à la compagnie aérienne, j’ai gardé sa fille après le mariage. Ma petite sœur, elle, elle ne travaillait pas. Elle n’avait rien. Quand je suis partie chercher mon fils, je l’ai trouvée avec un bébé qui avait une dizaine de mois, il s’est collé à moi, il ne voulait plus me lâcher, alors je l’ai gardé. Des six, deux sont repartis. Ils ont grandi maintenant. Les autres sont encore avec moi. Ils connaissent leurs mères bien sûr. Ils les voyaient en photo, et maintenant, ils les voient régulièrement quand on va au Gabon. » La petite fille aux sept mamans devenait ainsi la maman d’une progéniture multiple.
Pendant son séjour à Paris, Véronique ne travaillait pas. Elle était choyée comme une reine. «Dans ma tête, je n’étais pas venue pour travailler ni m’installer, j’étais venue pour mes sœurs. Je ne payais rien du tout. Ma famille était aisée, elle s’occupait de tout. Même pour les billets, quand je voulais partir au pays pour les vacances, mes sœurs s’en chargeaient.» Véronique avait même droit aux douceurs du pays que ses sœurs lui faisaient convoyer via la compagnie aérienne où elles travaillaient. « Presque toutes les semaines, elles étaient avec moi. Je ne voyais pas les autres membres de la famille mais mes sœurs étaient presque tout le temps avec moi. Je ne faisais même pas le marché. Si j’avais besoin de quoi que ce soit, je téléphonais, et elles me le ramenaient. Parfois, elles m’envoyaient les courses et j’allais les récupérer à Roissy. Même la bouffe, elle venait du Gabon. Il y avait de grandes glacières de 100 litres et je recevais tout du Gabon. »
Au début des années 1990, Véronique débarque à Dijon. « J’ai quitté Paris pour Dijon parce que ma sœur me disait qu’en Province, les appartements sont moins chers que dans la Capitale » argue-t-elle. Sa sœur connaissait des membres de la communauté gabonaise à Dijon. « Elle connaissait aussi un couple de blancs qui étaient venus au Gabon. Elle les avait bien reçus à l’aéroport où elle travaillait. La première nuit que j’ai passée à Dijon, c’était chez eux. » Et c’est dans la capitale de la Côte d’Or que Véronique rencontre l’homme de sa vie. «Mon mari était originaire de Sens. » souligne-t-elle. « C’est après notre mariage que je suis venue à Chenôve. Comme on vivait dans un studio trop petit, on avait demandé une HLM et on nous a donné un appartement de quatre pièces à l’immeuble Charles Péguy. Je suis arrivée à Péguy en septembre 1991.»

*

Véronique prend très vite ses marques au sein de l’immeuble Péguy. Son seul souci, au départ, c’était la hauteur. Elle n’y était pas habituée, et la tour lui donnait le vertige les premiers jours. «J’étais au 9ème étage. C’était la première fois que j’étais aussi haut. Quand j’allais à la fenêtre, j’avais les genoux qui tremblaient, et je reculais en courant. » Pour le reste, le voisinage, la vie dans le quartier, elle en garde de très bons souvenirs. « On était bien, les voisins étaient bien. J’avais des voisins Portugais en face, et si je n’étais pas là, je ne m’inquiétais pas. Pendant le ramadhan, la voisine d’en bas, Madame Sebani, faisait du couscous pour tout le monde. C’était chouette, quoi ! Nos enfants ne se bagarraient même pas. » Forcément, quand le 26 février 2004, le Péguy devait être déconstruit, cela ne la laissa pas indifférente, même si elle n’y habitait plus. De fait, Véronique avait quitté Péguy en 1996 pour un appartement plus grand dans la tour d’à côté, l’immeuble Clément Ader attenant au centre commercial Saint-Exupéry. « Ça m’a fait un petit pincement au cœur. On était montés au Plateau et j’avais assisté à la démolition. En quelques secondes, il n’y avait plus rien que la poussière. Même si c’est pour la bonne cause, ça fait mal. C’est une petite partie de ta vie qui descend. Qui part en fumée
Véronique se fait donc engager comme médiatrice par la ville de Chenôve. Elle m’avouera en riant qu’au début, elle n’entendait rien à ce curieux métier qu’on lui proposait. « Quand on m’a prise comme médiatrice, je ne savais même pas ce que ça voulait dire. J’ai entendu comme quoi la mairie va embaucher des gens pour travailler dans la ville. J’ai déposé ma candidature et on m’a acceptée. J’ai commencé par la piscine. En fait, le métier de médiateur, c’est l’Etat qui l’a mis en place. Donc, ni la ville ni nous-mêmes ne savions ce que c’était réellement. Il fallait recruter des gens du quartier et je me suis retrouvée là-dedans. Par la suite, grâce aux formations que j’ai suivies, j’ai su ce que signifiait mon métier. J’ai su qu’il ne fallait pas que je m’énerve (elle éclate de rire), et moi, quand je m’énerve, ce n’est pas bon. Donc, il fallait que je soie moi-même déjà calme, que je me maîtrise, pour pouvoir maîtriser les autres. » Pour elle, le travail de médiateur passe essentiellement par le langage, par l’écoute : «Le métier de médiateur consiste à parler avec les gens pour que ça ne dégénère pas. Avant, les jeunes jetaient les livres par terre, insultaient les employés, leurs crachaient dessus. Nous, nous essayons d’empêcher que les choses dégénèrent. On est là pour calmer le jeu, donc, on essaie de trouver les solutions les plus adaptées pour que le calme règne dans la bibliothèque. S’il y a un conflit entre les collègues et le public, on doit gérer ça. Il m’arrive de hausser le ton pour calmer les jeunes. Parfois, ils sont difficiles. Il faut écouter beaucoup. On ne donne pas de solutions toutes faites aux gens. Il faut les pousser à trouver la solution eux-mêmes en les écoutant. »
Véronique proteste contre ceux qui réduisent Chenôve au cliché d’un quartier sensible : celui du Grand Mail. « Les émeutes, je les lisais dans les journaux. Dans mon immeuble, il n’y a jamais rien eu. Même les voitures brûlées, je n’en ai jamais vu.» Et de me raconter cette anecdote désopilante : « La seule voiture brûlée que j’aie vue, c’était celle de mon mari. Elle avait pris feu toute seule parce qu’il faisait très très chaud cet été-là. On se préparait pour aller faire une balade avec les enfants au Lac Kir, et une fois en bas, plus de voiture. Elle avait cramé et il n’en restait que la carcasse fumante. Dire qu'on n’avait rien remarqué. » Véronique, comme beaucoup de bonbis, était écoeurée de voir les gens faire une fixation sur le côté « chahutant » de la ZUP de Chenôve. « Ce qui me faisait de la peine, c’est que on ne disait que du mal de Chenôve dans les médias. On ne voit pas le travail intelligent qui s’y fait. Dès qu’il y avait le moindre truc, on en faisait toute une histoire. Quand je disais aux gens où j’habitais, il s’écriaient : « T’habites Chenôve ! » On me disait : « Mais il y a des bandits à Chenôve », et je répondais que je n’avais encore jamais vu un bandit à Chenôve. » Et de poursuivre : « Je suis quelqu’un d’insomniaque, j’étais sans travail à une époque et quand je ne trouvais pas le sommeil, je descendais à 2h du matin me promener dehors. Eh bien, jamais, au grand jamais je n’ai eu le moindre problème. Parfois, j’allais me promener aux alentours du Cimentière. J’avais une chienne, et quand je n’arrivais pas à dormir, au lieu de tourner en rond, je prenais la chienne et on allait faire un tour jusqu’au cimetière ou du côté du Casino. J’ai toujours croisé des jeunes, ils ne m’ont jamais agressée, jamais dit un mot de travers. »
*

Politisée et très engagée dans le débat citoyen, Véronique souhaite voir toutes les communautés s’impliquer davantage dans le processus politique par le biais notamment du vote. « Le vote, c’est important » plaide-t-elle en conjurant le spectre de l’abstentionnisme. « Le problème, c’est que on ne s’implique pas beaucoup, et quand on veut s’impliquer, il y a des barrages. Il y a un travail à faire là-dessus. Les partis, les institutions, doivent s’ouvrir. Mais ils ne s’ouvrent pas. C’est dommage. On a encore du mal avec les immigrés. Qu’une Rama Yade ou une Rachida Dati soient au gouvernement ne veut rien dire. C’est de la poudre aux yeux. Ce n’est pas une vraie ouverture. On ne peut pas traiter les gens de racailles et parler d’ouverture. » Pour Véronique, « il faut commencer par l’échelon le plus bas ». Elle constate non sans regret que les «Français d’origine étrangère » peinent à trouver pleinement leur place au sein de la société française, eux qui sont constamment stigmatisés selon elle. « On demande aux étrangers pas encore Français de s’investir, de s’intégrer. Est-ce que le Français, lui, s’intègre à moi ? Parce que, pour qu’il y ait une vraie intégration, il faut que ça soit dans les deux sens, que ça soit réciproque. J’ai passé dix ans de mariage sans vouloir prendre la nationalité. A la moindre chose, j’entends « étranger », « étranger »… Quand un Français d’origine étrangère passe à la télé, on dit toujours que c’est un « français d’origine ». Pourtant, moi, mes aïeux étaient Français puisqu’on était colonisés par la France. Mon père était Français. C’est à partir de 1960 qu’il y a eu l’indépendance du Gabon, et que je suis devenue Gabonaise. Mais sur l’acte de naissance de mon père, c’est marqué Afrique Equatoriale Française. Donc, il est Français. Je suis Française. A 100%. On doit assumer ses responsabilités historiques. Si on ne les assume pas, on n’est personne.» Véronique estime que les deux Chenôve, celui du haut et celui du bas, ne sont pas mélangés. «Les gens du Vieux Bourg avaient peur de ceux du bas à cause principalement des images qu’ils voient à la télé. Mais au-delà de ça, le Français ne va pas vers les autres. Il faut que ce soit toi qui fasses le pas vers lui. Moi je pense qu’il faut que ça se fasse dans les deux sens. On est dans un monde où tout est mélangé, on n’est plus en 1900 ou en 1800. Les gens voyagent beaucoup maintenant, et ça se voit, les Français qui ont voyagé et les Français qui n’ont pas voyagé n’ont pas la même façon de voir les choses. Celui qui a voyagé comprend mieux les étrangers. Une personne comme moi, je suis née au Gabon, j’ai grandi au Gabon, je suis arrivée ici adulte, on ne peut pas me dire d’oublier ma vie que j’ai vécue avant pour embrasser la vie d’ici et être comme les gens d’ici. Non. Ça se fait petit à petit. Il y a ceux qui y arrivent et il y a ceux qui n’y arrivent pas. Donc, il faut arrêter de leur dire tout le temps vous n’y arrivez pas, vous êtes à part. C’est ça le problème. On est toujours à part. »
Malgré les péripéties parfois malencontreuses rencontrées sur la route de l’intégration, Véronique se sent aujourd’hui pleinement Française et pleinement Bonbie. « Je veux rester ici, Chenôve c’est ma vie. J’y ai vu mes gosses grandir. Je ne quitterai pas Chenôve, ça, jamais. Je suis une Bonbie à 100% aujourd’hui. J’habite Chenôve, je m’y sens chez moi, et je défendrai cette ville. Quand on me dit « Ah, t’habites Chenôve… » Oui, j’habite Chenôve et j’en suis fière! »

Mustapha Benfodil

dimanche 27 avril 2008



LA NOUVELLE DE CHANTAL FERREUX


Auprès de mon arbre…



Ce jeudi, joli, matin d’avril frisquet, une terrible implosion gronde dans le ciel, et en un battement de cil, Charcot s’évanouit dans un nuage de poussière et d’amiante mêlées.
Je suis sidérée. Avec elles, j’attends, pétrifiée de voir si notre réceptacle a tenu bon !

Lorsque j’y suis arrivée, Charcot dominait, et moi avec lui. Ma chambre-vigie était à hauteur du cèdre qui l’accompagnait depuis toujours. Les jours venteux, le va et vient tumultueux de ses branches me berçait. Le printemps nous apportait à tous deux de nouveaux locataires, il me rendait les chaleurs estivales supportables et l’hiver moins triste.
Quand ma famille s’est installée au dernier étage, nous arrivions de Venarey-les-Laumes. Je me souviens encore de notre émerveillement : chacun sa chambre, une baignoire, des toilettes ! là d’où nous venions, je dormais tête-bêche avec mon frère dans le séjour, la toilette se faisait dans l’évier de la cuisine (et le bain, dehors dans une bassine de zinc était réservé aux jours de grand soleil, chauffage solaire oblige). Quant aux besoins…cabane au fond du jardin.

C’est là que ma nouvelle vie a commencé.

Sur ce palier, quatre familles, quatre filles.
Nos origines étaient si différentes, seule l’école pouvait faire le lien. Nos mères ont fait connaissance devant Paul Bert, lors des longs voyages cahotiques de l’ascenseur, dans les queues à la sécu.
Les maris absents ou travaillant au loin, la solidarité féminine ne tarda pas à les réunir, et de garde d’enfants en dépannage de farine, de tajine contre paella, feuilles de vignes farcies contre tarte à la semoule, les portes du dernier étage restaient obstinément ouvertes toute la semaine.
Nous n’avons pas mis longtemps à les convaincre de partir ensemble à l’école. Nous faisions la course : elles dans l’ascenseur, nous en cavalcade dans les escaliers. Petit à petit, elles ont accepté de nous laisser partir seules. Quelle expédition : l’école en face rien de nos récréations ne pouvait leur échapper depuis les fenêtres des séjours.

Soudées comme les trois mousquetaires que nous lisait la maîtresse pendant les cours de couture, nos initiales nous protégeaient contre le monde entier.

Moi, Sylvette, plutôt délurée, bavarde comme une pie, curieuse comme un écureuil. Mon père cheminot travaillait toute la semaine au loin, et quand il retrouvait la maison en fin de semaine, il remettait solennellement sa paye à ma mère, prenait le bain hebdomadaire et enfin, pendant le repas, nous régalait d’histoires ferroviaires. Ma mère travaillait le soir, elle faisait des ménages à l’école et en profitait pour ausculter mes cahiers et mes livres, j’avais grâce à elle, le casier le mieux rangé de la classe. Incapable de garder une confidence, je connaissais par elle tous les secrets des maîtresses que je distillais au compte-goutte dans la cour de récréation en échange d’exercices de calcul.

Ensuite, il y avait Soledad. Ainée de cinq, elle portait son prénom comme un étendard. Elle était née en France, mais se considérait espagnole avant tout ; ainsi pour carnaval, elle n’imaginait pas d’autre costume que celui de l’andalouse.
Sa mère avait la beauté tragique des reines détrônées. Arrivée à notre âge en France au plus fort de la guerre d’Espagne, elle en gardait l’horreur ancrée au fond de l’âme. Il lui arrivait de rester immobile, assise, volets fermés des journées entières. Alors Soledad lui brossait les cheveux des heures durant, racontant la maîtresse obsédée par l’orthographe, la boulangère roulant les « r » comme une princesse russe, la grosse voisine du troisième s’occupant de son chien comme d’un enfant. Nos mères lui prêtaient main-forte à grand renfort de douceurs orientales, de confidences murmurées jusqu’à ce qu’un sourire vienne surprendre la mélancolique.
Son père, un homme taciturne à la force et au caractère de taureau nous effrayait. Lui aussi travaillait au loin, occupé à construire d’autres Charcot, mais ses retours refermaient la porte de l’appartement.

Simone, elle est arrivée en milieu d’année. Je me souviens encore de son apparition dans notre classe de CM2. On aurait dit une hirondelle effarouchée. Cachée derrière la directrice, cramponnée à la main de sa grand-mère, il a fallu la pousser au milieu de nous. Presque mutique, elle ne « s’intégrait » pas, disait l’institutrice !
C’est le cèdre qui nous rapprochées. Elle le dessinait sans cesse, le brodait sur ses mouchoirs, en faisait le héros de ses rédactions. Cela m’insupportait, il était à moi, moi seule avait accès à sa cime et je lui en faisais la remarque sans aménité. Soledad non plus ne l’appréciait guère, son humeur sombre faisait écho à celles de sa mère.
Et puis, madame Leblanc nous a expliqué qu’elle venait du pays ou le cèdre roi souffrait sous les bombes que nous voyons le soir aux actualités. Alors je l’ai invitée dans mon royaume, qui dès lors devint son refuge lorsque le mal du pays la submergeait. A ma grande frayeur, elle s’asseyait sur le rebord de ma fenêtre et tendait les bras en toucher les branches. Je l’invitais souvent à dormir à la maison, elle n’acceptait qu’à la condition que la fenêtre reste ouverte, ainsi l’odeur tant aimée la rassurait et lui assurait des rêves à la douceur de miel. Quand à Soledad, elle prit l’habitude de tresser longuement ses belles boucles noires.
Peu à peu, Simone la solitaire, élevée par ses grands-parents, s’apprivoisa, pris de l’assurance. La révolte qui grondait au fond d’elle devint son arme.

Et puis, Souad. A son arrivée, je moquais de sa façon de parler, de son accent que j’imitais sans pitié. Mais Simone reconnut en elle une sœur, Soledad était prête à toutes les compromissions pour obtenir les merveilleux griouches de sa mère, alors, pour ne pas être en reste, je fis à reculons le chemin qui nous séparait. Sa dextérité aux jeux de balle, son aplomb lorsque la maîtresse tentait de la convaincre d’avouer quelque faute, sa fierté firent le reste.
Son père était venu faire la guerre contre les allemands, puis il était resté pour « reconstruire la France » comme il disait mi-figue, mi-raisin. Sa mère venait tout droit du bled, et c’est avec nous et nos mères qu’elle apprit le français lors de goûters dignes des mille et une nuits.


Cette première année scolaire commune arriva à son terme, et fin juin nous hurlions ensemble « les cahiers au feu, la maîtresse au milieu ». Enfin nos journées étaient à nous !
Autour du cèdre nous avons fait nos rondes chantant à tue-tête le folklore obscène des enfants « mes enfants, poil aux dents, respectez, poil au nez ; la vieillesse, poil aux fesses : la vertu, poil au cul » jusqu’à ce qu’une voisine monte cafter à nos mères nous amenant à des séjours prolongés, fesses cuisantes, au fond des placards à balais.
Pour que nous y acceptions les autres enfants, ceux-ci devaient nous faire allégeance et nous ne manquions pas de les contraindre à de menues humiliations, rendant nos sentences injustes à l’ombre magnifique de ce géant bienveillant.

Sylvette Anne Jolibois, Soledad Almodovar Juarez, Simone Antoinette Jaoud, Souad Ali-Jirah. S.A.J., sages, pas-sages, passagères, notre amitié à grandi comme le cèdre.

Devenues collègiennes, nous avons tout appris du vrai Charcot, celui qui avait donné son nom à notre logement ou bien était-ce le contraire, au détour d’un devoir imposé. Nous nous sommes rêvées aventurières des mers à ses côtés (même si nous eussions préféré qu’il s’aventura davantage dans les mers du sud).
Si le cèdre resta notre vigie, « pourquoi pas , » devint notre devise, celle qui tout au long de notre vie nous a permis de tenir le cap dans les inévitables tempêtes. Nous avons grandi, et la vie nous a rattrapées, mais nous lui avons tenu tête de notre mieux.

Toutes, nous avons quitté Charcot, abandonné le navire avant qu’il ne sombre.

Un jour, la guerre d’Espagne a rattrapé la mère de Soledad. Remplaçante contrainte, elle prit sa charge. Terminé le collège, envolés les rêves éclatants. Elle passait désormais ses journées à s’occuper de la maison, de ses frères et sœurs. Nous n’osions pas imaginer ses nuits. Lorsqu’elle arrivait à s’échapper, elle aussi venait sur le rebord de ma fenêtre se perdre dans le cèdre.
La dernière de ses sœurs éloignée du domicile paternel, elle prit le chemin de l’Espagne. Là-bas, elle retrouva le soleil qui lui avait tant manqué et les glaces qui l’enserrait depuis si longtemps disparurent. Sa vie est douce et sa filles qui porte nos initiales a trois marraines.

Souad n’est pas partie bien loin. Quelques centaines de mères, mais quand même. Qui aurait cru que la gamine rebelle, aux tournures de phrases approximatives serait aujourd’hui enthousiaste à l’idée de convertir des gamins rebelles aux subtilités de la langue française. Toujours révoltée, prompte à s’indigner, elle est aujourd’hui professeur dans ce collège dont les murs ont, j’en suis certaine, gardé l’écho de ses algarades avec certains enseignants devenus aujourd’hui ses collègues. Elle dit ne pas avoir le temps de s’occuper d’une famille. Que celles de ses frères et sœurs lui suffisent, que la fierté de ses parents la contente. Lorsque nous nous retrouvons, nos fous rires devant les griouèches (qu’elle fait beaucoup moins bien que sa mère) sont mon bonheur et ma consolation.

Moi, la vie m’a éloignée du cèdre. C’est pourtant à son pied que j’ai trouvé l’amour. Mon conquérant s’appelait Jean-Baptiste. Pour me plaire, il lui avait d’abord fallu être accepté par mes inséparables, il avait même fini par adopter notre devise, et à force de « Pourquoi pas », ce morvandiau de naissance avait fini par accomplir cet exploit : devenir marin accompli.
Il avait modestement commencé comme cuistot sur ses cargos, puis de sloop en goëlette, a terminé sa carrière en convoyant des yacht de luxe sur les mers du sud.
Jalouse comme pas deux, je n’allais pas le laisser au bon vouloir des sirènes, et nos enfants sont nés sur des océans différents. Fidèle à Charcot jusqu’au bout, il a profité d’une de mes absences pour sombrer corps et bien au large de Saint Malo.
Les enfants étaient grands, j’ai décidé de revenir à Chenôve. Je me suis installée juste en face, dans la tour des Vignes Blanches, et de mon 12ème étage, je contemplais de loin, presque en exil mon cèdre.

Simone est la seule d’entre nous a lui être restée fidèle jusqu’au bout. Arrivés à la retraite, mes parents ont déménagé, souhaitant vivre le reste de leur âge dans leur village natal. Elle a réussi à obtenir notre appartement et a continué à s’asseoir sur le rebord de la fenêtre. Ça épatait les enfant, lui valait le respect des adolescents et une solide réputation de cinglée chez les autres.
Contre vents et marées, elle a maintenu la tradition du palier communautaire, gardienne de notre enfance.
Quand il a été question de démolir Charcot, de l’imploser, de le foudroyer, c’est elle qui a explosé.
« Je t’en foutrais du renouvellement urbain » éructait-elle. « Au nom de quoi veulent-ils foutre en l’air les trois quart de nos vies ? est-ce que je me mêle moi, de leurs maisons moutonnières, de leurs jardinets gardés par des chats de marbre ? »
Je peux vous dire que les agents de l’OPAC en on bavé avec elle, mais c’était quand même la vieille histoire du pot de terre…
Il a bien fallu qu’elle accepte un autre logement, mais têtue comme pas deux, elle a réussi à partir à « Rude », le prochain sur la liste, bien décidée à pourrir, aussi longtemps que possible, la vie des « relogeurs ».

Il faut croire qu’entre Charcot et elle, c’était à la vie à la mort. Avec les premiers coups portés, les premiers malaises. Peu à peu son teint s’est accordé à celui de l’immeuble démantibulé. Comme lui, elle a été martyrisée.

Prévenue par une de ses voisines, Souad et moi sommes arrivées juste à temps pour qu’elle puisse nous confier son dernier rêve. Soledad a trouvé l’idée tellement évidente qu’elle est arrivée par le premier avion.

Simone est morte trois jours avant Charcot. Ça nous laissait peu de temps. Heureusement, les dernières volontés sont encore respectables et les services funéraires compréhensifs. Il faut dire aussi que les dijonnais ont eu la courtoisie de ne pas encombrer le crématorium cette semaine là.
Nous avons recueilli l’urne. Le soir même nous nous sommes rendues auprès du cèdre.
Ce ne fut pas une mince affaire, imaginez trois dames d’âge et d’allure respectable, équipées de lampes de poche et de pelles, tirant sur les remparts métalliques cernant la carcasse évidée.

Vous qui connaissez Chenôve, vous savez bien qu’il y a toujours des jeunes gens désoeuvrés, teneurs de murs à qui rien n’échappe. Notre équipée saugrenue ne pouvait que les attirer.
Mis au fait de notre mission, son caractère sacré, incongru et transgressif leur plut. C’est grâce à leur aide efficace que nous avons pu respecter les dernières volontés de notre amie.
Après avoir franchi l’ultime barricade, deux d’entre eux creusèrent au pied du cèdre afin que nous puissions y ensevelir l’urne. A un moment, une bêche heurta quelque chose de métallique.
Ces garçons sont de grands enfants, persuadés d’avoir trouvé un trésor, ils se hâtèrent et mirent à jour une boite dont le décor fleuri semblait promettre des gâteaux vieux de plusieurs décennies. Bien équipés, ils réussirent à vaincre la rouille et stupéfaits y découvrirent deux poupées couchées tête-bêche.
Alors nous revint en mémoire la légende racontée par notre institutrice : les deux fillettes qui en 1940, craignant pour leurs confidentes, les avaient confiées au cèdre pour les protéger de l’occupant.

C’était encore mieux que ce qu’avait souhaité Simone, et devant les garçons émus aux larmes, nous l’avons couchée entre les deux poupées et avons rendu la boite aux racines protectrices.

Serrée entre Souad et Soledad, j’attends encore, et le cèdre qui veillait sur Charcot et nos vies minuscules, et qui veille sur le temps déploie enfin ses branches et l’avenir apparaît.

Chantal Ferreux


L’auteur de cette écrivaillonerie :

Un-demi siècle cette année, le jour de la fête du roi en Belgique ! Morvandelle pur jus, déracinée en Côte d’Or pour cause d’études, elle y reste : 1) par amour, 2) pour le boulot, 3) pourquoi pas ?
Depuis 25 ans qu’elle passait sous Charcot pour aller au boulot, ce quart de siècle à saluer le cèdre ne pouvait pas la laisser indifférente aux derniers jours de ce naufragé. Depuis, le ciel a repris sa place… tout va bien.

C.F.

samedi 26 avril 2008


Bonnes nouvelles de Chenôve


Vendredi 25 avril 2008. Neuvième séance de l’atelier d’écriture. Officiellement, la séance d’aujourd’hui était la dernière. Mais comme on a du mal à se séparer, on en ajoute encore une lundi soir pour préparer la grande soirée finale du mardi 29.
Le Roman de Charcot a enfin pris forme. Le recueil compte au jour d’aujourd’hui douze nouvelles, largement au-dessus de la moyenne. Je dirais même que, globalement, elles sont d’excellente facture. Les participants à l’atelier ont d’autant plus de mérite qu’ils avaient relativement peu de temps pour concocter quelque chose. Ils ont merveilleusement joué le jeu et le résultat est là : un florilège de textes d’une richesse, d’une originalité et d’une force tant émotionnelle qu’esthétique inouïes. Il y a eu des larmes, des éclats de rire, des moments de réflexion, de contemplation, et puis d’autres de pur plaisir, tout simplement, et de grande humanité, le tout ponctué de petit pot convivial comme à l’accoutumée.
Nous avions auparavant eu le plaisir d’écouter les textes de Nadine, Helen et Aurélie. Hier, ce fut le tour des autres. Pas moins de neuf nouvelles d’affilée. Les lectures ont duré de 19h à 23h. Tout le monde était épaté de découvrir le résultat de tant d’efforts. Personnellement, cela dépasse toutes mes espérances. La moisson aurait même pu être plus copieuse si le temps n’avait pas fait défaut à certains. Mais l’envie y est, l’envie est là, le talent aussi, et la passion des mots, et la passion de la vie, et tout ce cocktail féroce devrait nous autoriser à rêver d’une continuité à tout cela. Une aussi belle aventure humaine et intellectuelle ne peut s’arrêter comme ça, en si bon chemin. Il faudrait sérieusement envisager une suite, les gars…
Le mardi donc, nos chers Cheneveliers vont découvrir le fruit de ce dur labeur. Je dois dire à ce propos que je me suis retrouvé face à un sérieux problème. Comment faire rentrer douze bonnes nouvelles (dans les deux sens du mot bonnes) en 40mn, soit le temps qui nous est imparti ? La mort dans l’âme, j’ai demandé aux participants de choisir chacun un extrait d’un feuillet et demi et de le travailler. Cela me frustre d’autant plus que chacune de ces nouvelles mérite une lecture intégrale à elle seule. Je me console en me disant que ceux qui souhaitent les lire en entier peuvent toujours les consulter sur ce blog en attendant leur parution en format papier.
A partir d’aujourd’hui donc, je vais mettre en ligne les nouvelles des participants au fur et à mesure qu’elles tombent. C’est Nadine qui ouvre le bal, comme d’habitude, avec deux textes magnifiques.
Pour terminer, j’aimerais rendre un très fervent hommage à mon ami Chawki Amari. D’où la photo. Pour tout avouer, le titre de cette chronique est une parodie de l’un de ses recueils de textes intitulé : « Bonnes nouvelles d’Algérie », paru en 1997. D’un intelligence féroce touchant au génie, Chawki est un esprit vif et coquin, d’une espièglerie enfantine toute d’humour et de malice, un artiste protéiforme dont le talent gargantuesque touche aussi bien à la littérature qu’au dessin de presse, qu’à la chronique journalistique, qu’à la composition musicale et que sais-je encore. Autre signe particulier : Chawki Amari a fait de la taule pour ses idées. Il a été emprisonné pendant un mois en juillet 1996 pour une caricature. Il fut embastillé à Serkadji, ex-Barberousse, le pénitencier le plus redoutable d’Algérie. Et aujourd’hui encore, Chawki Amari risque de retourner en prison. Il vient d’être condamné à deux mois de prison ferme, ainsi que mon patron, le directeur d’El Watan, Omar Belhouchet, et ce, pour une chronique au vitriol parue dans El Watan. Voilà. Je tenais à avoir cette petite pensée pour Chawki en croisant les doigts pour que son imagination généreuse ne retourne jamais derrière les barreaux.

Mustapha Benfodil


LES NOUVELLES DE NADINE PICCOLO


S.A.J., Momo, Thérèsa et les autres



"C'était un jeudi, un frais matin d'avril. Une terrible implosion gronda dans le ciel et, en un battement de cil, Charcot s'évanouit dans un nuage de poussière sous le regard embué de S.A.J."

- Salut la compagnie !
S.A.J. lève à peine les yeux de son livre et salue Momo de la main.
Le calme matinal du café n'est troublé à cet instant que par le froid vif qui entre en même temps que le nouveau client.
Momo s’approche du bar, commande un café et patiente en regardant à la ronde.
-Salut Sadj ! Je peux ?
-Mouais…

Sans attendre de réponse plus claire, Momo tire la chaise bruyamment et s’installe. Le café déborde de la tasse, mouille le sucre mais il s’en moque.
En silence, il observe son ami de toujours. Toujours : quel drôle de mot ! Il y a bien un début, un commencement à tout. Leur amitié c’était comme le commencement du monde. Personne, même eux, ne savait vraiment comment ça avait commencé, où et quand ils s'étaient trouvés. Depuis longtemps, ils avaient plaisir à se rencontrer. Maintenant c'était au café du coin, sur un banc ou en flânant sur le mail, plus jeunes c'était dans les caves ou en bas des escaliers. Les années n'enlevaient rien à leur entente, bien au contraire, elles tissaient entre eux une toile solide.
S.A.J. s'arrête de lire. Son sourire est celui d’un enfant frêle, lui qui porte pourtant son mètre quatre vingt dix encore fièrement.
- ça va Momo ce matin ?
-Tu lis quoi ?
- Un truc…
- Ben j'vois bien !
- Je lis "Le roman de Charcot".
- C’est un nouveau, c'est un autre ? T’avais bien été le héros d’un bouquin qui s’appelait pareil ? Oui j'me souviens, c'est quand les intellos avaient écrit sur le « chtit » parce qu'on l'avait fait tomber, non :"imploser" qu'ils disaient.
S.A.J. sourit.
- Pas le héros, mais un des personnages, c’est vrai. Tu sais, le « chtit » comme tu l’appelles depuis toujours, toi, il est tombé mais avant, après, on avait tous envie et besoin d’en parler alors, peut-être bien que ceux qui ont écrit, ils ont parlé à notre place, pour nous, c’est bien finalement.
- Le "chtit" c'était parce qu'il était si grand, moi j'étais si petiot à l'époque que ce géant là, dès que je l'avais vu sortir de terre, j'avais eu besoin de lui faire la nique. C'était ma façon à moi de me grandir. Tu te souviens comme j'étais maigrichon et plus petit que tous les autres de la bande ?
- Oui mais tu t'es bien rattrapé plus tard, surtout pour ce qui est du poids !
- C'est malin…
- Je te taquine, tu le sais bien. Bon alors pour en revenir à ta question : oui c’est bien le même roman. Je l’ai trouvé dans le tiroir d’une commode quand ils ont sorti les "monstres" il y a quelques jours sur le trottoir. Je n'ai pas besoin d'un meuble de plus mais j’aime bien chercher, chiner, regarder les objets abandonnés, imaginer des histoires derrière tout ça, des morceaux de vie laissés sans qu’on y pense, voir les petites affaires de chacun.
- Trouver les billets ou les pièces aussi ?
- T’es bête, y en a qui passe avant de toute façon ! Pour moi, de l’avoir trouvé là, c’est un cadeau du ciel. Je l’ai chez moi, on me l'a offert quand il est sorti mais celui-là, c'est comme s'il n’avait pas voulu mourir et qu’il m’avait fait un signe désespéré avant d'être détruit bêtement par l'oubli.
- Toujours aussi romantique Sadj ? Tu m’en lis un bout ? Tu veux ?

De tout temps, Momo avait interpellé S.A.J. en l’affublant d’un petit « d » supplémentaire, un « Sadj » sonore. Il était resté longtemps évasif sur la raison de cette prononciation, même si S.A.J. l'avait questionné à maintes reprises.
- Ben, c’est que tu vois, s’enhardit-il un jour, S.A.J ça fait pas… enfin, avec un « d » c'est plus…
- ça fait plus arabe ?
Momo s'était tortillé sur le banc.
- Si c’est toi qui l’dit, moi ça me va ! avait-il finit par soupirer, comme tranquillisé d'avoir avoué une faute.
De la part de son ami, S.A.J. aurait tout pardonné, même les maladresses. Là était cachées leurs amitiés, leurs complicités et leurs heures passées à refaire le monde.
- Et toi Momo pendant qu’on en est aux confidences. Depuis toutes ces années, je n’ai jamais su ton prénom ou plutôt, tu en as dit tant et à tout le monde, qu’il est difficile de te croire.
- Je ne m’appelle pas Mohammed si tu veux savoir.
Ils avaient ri de bon cœur tous les deux.
- Je m’appelle Maurice, comme mon grand-père qu’est mort à la guerre. Ce qui est bien, c’est qu’avec mes cheveux noirs et un surnom comme çui-là, je peux plaire à tout le monde.
S.A.J avait été attendri par tant d’innocence.
Jamais Momo ne l’avait questionné, lui. Il avait toujours laissé son ami venir aux confidences, sans hâte, sans enquête. Sa famille, ses origines, le pays des anciens laissé au loin, même ses initiales curieusement, ne l’avaient pas rendu plus curieux qu’il ne faut. "Pas de barrières inutiles, pas besoin de savoir pour être pote !" C’était « les mots de Momo » comme il disait !

Les trois lettres, comme une trace, tel un tampon frappant à l’encre indélébile un carnet de naissance.

S pour Samir, l’ arabe, le compagnon de la veillée
A pour Avel, le juif, la fragilité des choses qui passent
J pour Jermen, le chrétien, issu du même sang

Les prénoms de pays qui se querellent, les prénoms qui se tournent le dos parfois mais ont croisé les femmes de la famille et ému les hommes pour qu’ils restent, un peu. Une identité entière dans cet acrostiche, palette de vie pour tisser des souvenirs quasi imaginaires. Son âme revue mais pas corrigée, ses ancêtres de tout horizon ajoutés et mélangés pour s’enrichir et se prévenir des affres des sectaires. S.A.J. aimait cet insigne, une fierté cachée dont il ne révélait rien, à personne. Un emblème pour gens de tout pays !
- Hé ! Tu rêves, tu me le lis Ton livre ou quoi ?
S.A.J. se remit à lire, à haute voix cette fois.

"C'était un jeudi, un frais matin d'avril. Une terrible implosion gronda dans le ciel et, en un battement de cil, Charcot s'évanouit dans un nuage de poussière sous le regard embué de S.A.J."

- T'étais pas tout seul à avoir la larme à l'œil. Tu te souviens comme elle pleurait ta Thérèsa quand il est tombé ?
- Si je me souviens, sûr que je me souviens même si ça remonte à loin maintenant. 2008, comme ça passe vite. Elle avait froid de partout. Elle se serrait contre moi, elle avait pris mon blouson mais rien n’y faisait, c’était de l’intérieur qu’elle était gelée. On aurait dit qu’on allait lui arracher le cœur. Si j’avais su ce jour-là que trois ans plus tard il s’arrêterait de battre son petit cœur, même pour moi.

Momo pose sa grosse main rugueuse sur le bras de S.A.J.
- Allez, allez, pense plus à tout ça. Elle se repose maintenant. Laisse là dormir.

S.A.J. reprend sa lecture, plus ému, plus grave. Sans pouvoir continuer, il lève la tête et regarde son ami.

- Ah ! Les premiers jours à Charcot ! Pour nous 68, ce n'était pas les manifestations, les grèves, c'était la salle de bains, les balcons qui donnent sur la ville, celle qui naissait sous nos pieds. On était des mômes alors on se faisait des courses dans les couloirs tout neufs, ça glissait bien à l'époque. Les rares familles qui étaient arrivées quelques semaines avant nous se sentaient déjà chez elles. Curieusement, elles voyaient d'un mauvais œil chaque nouvel arrivant. Je crois qu’elles auraient aimé rester toutes seules dans le bâtiment !
- Quel château ça aurait été ! Imagine si tu avais eu tout ça pour toi… qu’est-ce qu’on se serait marré ! Bon, on s'est déjà bien marré, c'est sûr ! "Un château majestueux, avec cèdre grand et fort devant l'entrée pour réchauffer madame les après-midi ou permettre à Monsieur de lire à l'ombre" Je rigole. Quand tu penses que des mômes avaient cet arbre pour eux tout seul, avant. Bon c'est sûr, il était moins costaud mais c'était une sacrée chance tout de même ! Paraît que les filles pendant la guerre, elles avaient enterré leurs poupées au pied de l'arbre pour pas que les soldats les trouvent. Elles y sont peut-être encore. Toute façon, vu l'Histoire qui se répète sans cesse, les politicards qui sont toujours à se chercher des noises, vaut mieux qu'elles restent cachées encore un peu, encore quelques siècles de patience, on ne sait jamais !
- Le soir, on répétait tous les mots entendus, enfin plutôt les injures qu’on avait apprises, dans les langues qu’on découvrait. Italien, portugais, arabe de toutes sortes qu'on n'arrivait pas toujours à différencier, même moi. Des mots français aussi car, à la maison, on le parlait mais à notre âge, on ne connaissait pas toutes les insultes.
- Quand j'y pense, on n'était pas en reste pour les chapelets de gros mots nous deux ! On avait même un cahier où le plus grand de la bande, Mustapha, le seul qui était dans la grande école et qui savait bien écrire, notait tout. Je ne sais pas ce qu’il est devenu ce calepin. Il était bleu avec écrit dessus : "NE PAS OUVRIR : DANGER !" en lettres rouges. Il écrivait les mots africains mais ils ressemblaient plus a des mots entendus dans les chansons anglaises de l'époque. On finissait par les savoir tous par cœur et tous les membres de la bande les prononçaient de la même manière, comme une langue en plus, une langue à nous, c'était poilant ! Des potes africains, au début, on n'en avait pas, on n'en connaissait pas d'ailleurs. C'est venu plus tard, quand les familles se sont installées plus nombreuses dans le quartier.
- Je m’en souviens du cahier. Mustapha le rangeait chaque soir dans un endroit différent pour que personne ne le trouve. J'avais peur qu'il lui arrive quelque chose dans la nuit et que le lendemain, on ne puisse pu retrouver notre trésor. Qui sait, on tombera peut-être un jour dessus, caché qu'il sera une dernière fois par Mustapha dans le tiroir d'une commode !
- Quand il a eu vingt ans et qu'il a commencé à sortir avec Amina, on les croisait parfois. On parlait de nos souvenirs d'enfance souvent avec eux et les copains qui restaient encore dans le quartier. Lui, il avait si peur qu'on en évoque certains devant elle, qu'il disait toujours : "J'suis désolé ! J’suis désolé !" avant même qu'on parle et nous on riait fort et on cherchait de plus belle si on en n'avait pas un pire en stock à raconter !
- On en a tant ! Tu te rappelles quand on avait enfermé le Manuel dans la cave ?
- Quelle rigolade, tu parles ! Il hurlait que le dieu des portugais allait nous faire frire.
- J’ai tellement ri, que j’ai pissé dans mon pantalon et que le soir, je me suis pris une fessée comme un gamin par ma mère !
- On a moins ri quand la mère de Manuel a croisé la tienne dans l’entrée de l’immeuble le lendemain et que le facteur a dû les séparer.
- Ah oui ! C’est vrai, je ne me souvenais plus de ça ! C’est drôle, tu étais si souvent avec moi, si souvent avec nous tous, j’ai toujours eu l’impression le soir, que tu allais dormir plus haut, dans la tour, et que tu ne retournais pas dans le village. Tu étais si différent des autres.
- Pour eux aussi j’étais différent. Moi, j’aurais aimé habiter partout. Voir du balcon les autres vivre, vivre avec eux, m'amuser jusqu'à point d'heure plutôt que de me sauver en vitesse parce que c'était l'heure de rentrer dans ma maison du bourg. Mais aussi, je voulais être quand même de Chenôve vieux, de mon village, là où ma grand-mère ses poules et là où j'aimais jouer au cow-boy en solitaire sur la colline. Les tognées que j'me suis prises en remontant le chemin. Les potes comprenaient pas que je puisse être copain avec les arabes qui disaient, même si d'arabe, à l'époque, y en avait pas beaucoup à part toi ! Et encore toi, t'es arabe et pas, hein ? Je me demande si c'est pas là que j'ai décidé de me faire appeler Momo, pour être un gars "des deux", des deux côtés, des deux mondes. Et quand je rentrais dans le "chtit" et que les copains disaient : "Tiens, voilà Momo !" Je crois que j'étais fier d'être de la grande famille de Charcot, fier d'être avec eux, avec toi. Comme les gars de Péguy, on avait même le chant de la barre… bon, je te le refais pas !
- Non, c'est bon… ! Epargne-moi !
- En fait, on est bien pareil tous les deux, même pour ça. Toi aussi, t'as été des deux mondes un jour.

S.A.J. penche la tête. Son trouble est perceptible. Ils ont en commun de se comprendre, de se deviner avec tact et de prendre le temps, encore et encore de redire les souvenirs, de rebâtir les moments et de les laisser remplacer le présent, pour un temps.

- Tu dis ça pour Thérèsa ? Toi t'étais l'ami, le frangin. Dans nos histoires de gosses, il n’y avait pas de place pour le racisme, la gêne ou la bêtise qu'amène tout ça. Parfois quand on s'empoignait pour jouer, ou qu'un de la bande était vexé ou en colère et qu'on se mettait la raclée, on se traitait de bougnoules, de crépus, de macaronis ou même de moules à gaufres. C'était jamais mauvais, pas entre nous, pas avec ceux de Charcot en tout cas. Mais elle… Elle c'était pour l'amour. Elle c'était l'autre monde, le pas à pas franchir qu'on a franchi quand même, malgré tout et tous.

Imagine !

Une fille aussi belle, si dansante quand elle marchait sur le mail, si joyeuse quand elle achetait son pain. Quand je la croisais, vrai, je baissais la tête.
- T'exagère pas un peu ?
- Je t'assure. Non, j'aurais rougi à la place alors, ça aurait été pire !
- ça c’est sûr, valait mieux que tu lui montres pas.
- Et un jour, comme dans les contes de fées, elle a glissé dans une flaque d'eau.
- Sauf que dans les contes, c'est toujours le soleil qu'amène la princesse !

Momo rit de sa bonne blague et commande deux verres de vin du pays.
- Tu me laisses dire quand je parle de Thérèsa. Ce n'est déjà pas facile pour moi alors, laisse-moi dire les mots comme je les sens. A moins qu'elle t'ennuie mon histoire d'amour ?
- Pas du tout, j'adore !
- Elle était là, sa robe jaune et blanche étalée autour d'elle comme une corolle, toute mouillée, fripée. Telle une altesse, elle restait assise sans faire mine de se lever. Quand elle a levé les yeux, j'étais là. Quelle veine, c'est moi qui étais là ! Je lui ai tendu la main et pour la première fois, la peau que je rêvais de toucher, je la touchais, les yeux que je rêvais de traverser, je les pénétrais, le sourire que j'espérais, elle me l'offrait. Elle retenait ma main contre elle mais ne bougeait plus. Moi, grand dadais devant l'éternel, je regardais par-dessus son épaule de peur que quelqu'un n'assiste à la scène, alors que mon cœur aurait donné cher pour que tout le monde me voie.
- C'est beau ! Et en plus, t'en rajoutes chaque fois un peu…

S.A.J. fronce les sourcils. Momo en profite pour trinquer.
- Quand on a commencé Thérèsa et moi à se chercher, se guetter, s'attendre en bas de la tour, c'est là que le bonheur a pointé son nez et… que les ennuis ont commencé. Ses frères étaient sans cesse en train de la pister. Il la suivait même au nouveau supermarché. Ma mère s'en mêlait. Elle prenait sa voix autoritaire et clamait devant tous au moment du repas, pour les prendre à témoin :"Paraît que tu fricotes avec la belle ritale du cinquième ? Tu peux pas te trouver une fille du pays ?" Je souriais plutôt que de m'énerver et je lui disais calmement :"M’mam, on est de combien de contrées dans notre famille, de quel pays faudrait que je te ramène une fiancée pour qu'elle soit à ton goût ?" Mon père mangeait sa soupe et souriait discrètement sans intervenir. Quand elle m'agaçait plus, quand ça tombait plus mal, je faisais le sourd, non : j'étais sourd. Les seuls mots que j'entendais étaient ceux de Thérèsa. Des mots doux, tendres et chauds et les tiens, quand tu me disais de les envoyer tous se faire foutre ceux qui se mettaient en travers de notre chemin.
- De quoi y se mêlaient d'abord ?
- De tout. Quand on vit tous ensemble comme à Charcot, on est si près des autres, tout est partagé sans le vouloir. Même si des gens se croisent pendant plus de dix ans sans se connaître, ils savent qu'il y a un nouveau-né dans la barre, que la voiture rouge est une nouvelle voiture dans le quartier, que la fille Truc ou Machin a marié un électricien et quel jour. TOUT je te dis. Les peines, les joies, tout se sait mais si mal. Les moments les plus intimes aussi sont vécus et partagés par d'autres sans qu'ils y soient invités.

Momo regarde S.A.J. et ils éclatent d'un rire sonore. La même image remonte le temps.

- Marcel, remets-nous un p'tit verre, les mots et les rires nous assèchent le gosier. Certains souvenirs un peu chauds, aussi !
- Qu'est-ce qu'on a pu rire ! C'était le jeudi, on n'avait pas classe et chaque fois que M. Piquouette (tu parles d'un nom !) passait la porte vers deux heures pour aller au jardin, sa bonne femme faisait grincer le lit peu de temps après. On n'a jamais su si c'était le même chaque fois qui venait la distraire, mais ils y allaient de bon cœur !
- Je crois que si on s'était fait prendre à les écouter, on aurait dégusté autant qu'eux !
- Vous avez l'air bien joyeux les "charcotis" ce matin ?
- Charcotis, charcotis : Ah Marcel ! Tu peux pas comprendre. T'es d'la campagne toi !
- T'es pas gonflé. Ça fait trente années que j'vous sers et j'suis pas d'ici ?
- Non, j'ai pas voulu te faire de la peine mais tu vois c'est pas pareil quand on regarde que quand on vit de l’intérieur et Charcot, c'est ça : y en a quand parlent, y en a même qui peignent des tableaux des années passées, des années perdues mais nous, on y était alors, on peut dire qu'on en a sur le cœur quand c'est le cas, et sur les lèvres quand on a envie de faire réapparaître ce bout de la vie ! Nous en veux pas si on est un peu chauvin, parfois.
- Bon, bon, peut-être bien que c'est ça la vie. Je vous laisse à votre matinée de vieux raconteurs d'histoires. Ils doivent quand même pas tous être aussi drôles vos souvenirs.

S.A.J. et Momo trinquent en se regardant. Nul besoin de mots pour savoir où va leur mémoire à cet instant. Le sourire disparaît doucement comme le soleil s'efface le soir derrière la butte.
C'est Momo qui enchaîne.

- Plus tard, le jour où t'es allé faire ta demande pour marier Thérèsa, j'aurais bien aimé qu'on puisse filmer : un vrai drame !
- Elle était fière, belle et fière. Elle avait tenu à s'endimancher même si c'était un jour de semaine. C'était des idées qu'elle avait ma tendre. Alors moi, j'avais dû faire comme elle. Je me sentais un peu idiot mais elle avait les mots pour que je sache que c'était bon et meilleur. Le reste, j'avais tôt fait de l'oublier quand elle roulait des yeux. Elle avait tout décidé : le jour, l'heure de la demande à ses parents. Notre rendez-vous se ferait au pied du cèdre avant de monter et pas ailleurs. Elle pensait qu'il serait notre premier témoin et que sans ça, on pouvait pas y croire vraiment à notre amour. Des "trucs de filles" mais moi, je sentais bien que ça avait aussi son importance. Le cèdre avait tout vu depuis tant de d'années, il avait supporté au moins deux guerres pour ce qu'on en savait ; qui aurait pu être plus sage que lui pour protéger nos âmes et nos sentiments, hein ? Elle voulait qu'on grave un cœur avec nos initiales dedans par contre ça, je n'ai pas voulu. J'avais peur qu'on le blesse et qu'il nous en veule. Elle avait sourit et avait ajouté que j'étais encore plus romantique qu'elle ! Je ne sais pas si c'était vraiment un compliment !
- Du bonheur pour après, du bon présage mais pas pour ce soir là… !
S.A.J. fixe un point clair sur la table en bois. La mémoire porte tout en elle. Le film est bien net, la bobine tourne.

- J'ai entendu les cris depuis le chemin. J'avais fait comme prévu. Je voulais pas tenir la chandelle alors on s'était mis d'accord pour se voir plus tard toi et moi, pour se raconter.
- Le père Francisi, il avait jamais dû crier autant, même après ses gars pourtant, c'était pas des anges. La mère de Thérèsa hurlait, elle aussi, qu'on lui volerait pas sa fille. On aurait dit les femmes du bled à elle toute seule quand elles pleuraient encore les morts. Je crois que je n'ai jamais su si c'est Thérèsa qui me l'a dit avec ses yeux ou moi qui lui ai tendu la main comme au premier jour, mais au même moment, on a dévalé les escaliers tous les deux. Fuir les cris, le bruit des adultes et leurs sales valeurs à la noix qui nous faisaient souffrir. RIEN, rien n'aurait pu nous retenir, nous arrêter. Tu vois Momo, si on savait des jours comme ceux-là, les jours qui font mal, comment ils se défont plus tard, on aurait sans doute moins peur de les vivre.
- Tout le monde vous cherchait. Moi je devais rentrer au village mais j'osais pas partir. J'avais confiance, j'étais sûr que vous vous feriez pas prendre mais j'avais peur aussi. Ils étaient tous devenus fous. On a bien cru à un moment que les Italiens allaient s'armer et s'en prendre à tous les Arabes du coin. "C'est la guerre" on entendait.
- Tu as raison, ça aurait pu très mal finir, la connerie humaine n'a pas de limite ! Ma mère et mon père nous cherchaient pour nous cacher. Mon petit frère et ma petite sœur, qui comprenaient un peu trop de choses pour leur âge, indiquaient dix fois des endroits différents où chercher, jurant qu'ils nous avaient vus ici ou là, même à ceux qui ne demandaient rien.
- Et soudain, y a le père de Manuel qu'a crié dans son mégaphone. J'ai su plus tard qu'il était à Paris en mai 68 et qu'il l'avait trouvé dans une rue pleine de barricades et gardé en souvenir. Je sais pas si pour faire la révolution il avait servi mais ce jour-là, oui ! Il a hurlé toute son histoire, on avait presque honte car TOUT, il a tout dit. La famille qui crache par terre, les amis qui s'éloignent, la grand-mère qu'à un arrêt du cœur pour la circonstance… Tout ça à cause de sa bretonne, sa mésalliance, celle qu'il aimait et qui lui a fait de si beaux gamins plus tard, qu'il disait. Nous les jeunes, on se marrait un peu. Il a continué en criant que quand on la regarde sa femme, quand on l'entend défendre ses fils, et nous tu parles si on était d'accord, elle était plus portugaise que ses propres cousines. Et il a fini par dire que si on était assez con pour pas avoir compris que Charcot c'était un pays à lui tout seul, une patrie toute entière, on serait malheureux partout ailleurs.
- Même cachés Thérèsa et moi, on a entendu le silence qui a suivi. Les murmures aussi. On tremblait mais on avait l'impression forte d'avoir assisté à un événement, un "tournant" dans l'histoire du quartier. A moins que ce soit aujourd'hui où ces souvenirs remontent, que j'ai ces pensées là. Les semaines, les mois ont passé. Nos vieux se sont calmés. On a pris un deux pièces à Renan et comme on ne voulait pas vivre dans le pêcher, on s'est marié dans l'année. Pas devant dieu, on ne savait pas lequel choisir et de prendre l'un ou l'autre, ça n'aurait pas été bon pour les familles.
- Tu dis que les esprits s'étaient calmés mais vu ce que vous avez reçu en cadeau le jour du mariage, tous n'étaient pas si contents de vous voir ensemble !
S.A.J. se penche en arrière sur sa chaise, ferme les yeux et repense à la scène.
L'enveloppe glissée sous la porte. La porte qui s'ouvre à la volée : personne !
Puis Thérèsa qui devine avant tout le monde que ce n'est pas du bon. Elle refuse qu'on ouvre la lettre. S.A.J. lui caresse la joue pour la rassurer, l'amadouer.
- J'ai jeté l'enveloppe par terre dès qu'elle a été ouverte, dit S.A.J. Une bien grosse qu'il y avait dedans et odorante avec ça !
- Oh ! Arrête ! Tu me dégoûtes.
- C'est quoi qui te dégoûte ? Le cadeau parfumé ou le salopard qui nous l'avait envoyé ? D'un bond ma Thérèsa s'est reprise et redressée et tel un soldat en partance pour la guerre elle a dit : "Autant que ça serve !" Elle a couru dans l'escalier avec sa robe blanche et est allée enterrer la lettre sous le cèdre. Elle parlait tout fort : "Tu as toujours eu faim d'histoires mon "gros pépère". Moi je ne veux plus entendre les mauvais qui tentent de nous gâcher notre amour. Prends cet engrais, prends tout son temps pour refaire le monde. Maintenant, tu as de quoi en imaginer un pire que les guerres et faire en sorte que ça finisse bien"
- Elle n'a pas retrouvé les poupées ce jour-là ? Si elles y étaient encore, elles ont pas dû aimer le nouvel arrivant.
- T'es bête ! Toujours le mot pour rire.

S.A.J. finit son verre ; ils sont bien là, à égrainer leur vie, leur Charcot à plein cœur.
- Elle en avait du caractère ta Thérèsa, du caractère et du cœur aussi. Le nombre de fois où elle m'a consolé, comme une mère, vraiment. Oh ! Pardon, j'voulais pas te blesser.
- Pourquoi me dis-tu ça ? Parce qu'on n'a jamais pu avoir d'enfant ? T'en fais pas, on a été si heureux nous deux que tous les jours de bonheur ont remplacé la tristesse, grandement. Le jour où le médecin nous a annoncé que Thérèsa ne serait jamais maman, j'ai pensé qu'elle ne s'en remettrait pas, qu'elle se laisserait aller et que la vie la mangerait toute crue. Mais elle est sortie du cabinet, elle a séché ses yeux en cachette pour faire la grande et elle m'a pris par le bras pour m'entraîner sur le mail. On a marché quelques minutes en silence. Quand elle a été prête, elle m'a bien fixé dans les yeux et en tremblant un peu elle a dit tout bas : "Si tu veux partir maintenant, tu peux. Je comprendrais. Je ne t'en voudrai pas. Mais si tu restes, ne m'en veux pas à ton tour. Si tu es prêt à vivre à mes côtés sans bout'd'choux qui courent dans la cuisine, sans les jouets de nos petiots qui traînent partout et bien je te le dis sans crainte : tu ne le regretteras pas. Je t'aimerai autant qu'une famille entière, celle qu'on aurait pu être car on le sera, je t'adorerai plus encore que si tes enfants avaient grandi à nos côtés. On se rattrapera de ce que la vie nous fait comme vacherie en s'aimant comme jamais personne ne s'est aimé avant nous. Et si t'es d'accord, des ragazis comme y en a plein dans l'immeuble, je leur servirai de Mama de temps en temps, pour dépanner.
- J'avais tenté de cacher mon émotion devant le docteur, j'avais réussi à planquer mes yeux rouges en baissant la tête quand elle parlait mais là, quand elle a déposé un baiser sur mes lèvres, j'ai éclaté en sanglots et je l'ai serrée contre moi fort, si fort. J'ai pris son visage entre mes mains et je me souviens parfaitement encore aujourd'hui ce que je lui ai répondu : "Donne-moi ton bras ma belle, on rentre à la maison. Avec tous les bons gâteaux que tu sais faire, elle n'est pas prête d'être vide !"
- Tu vas me fiche le bourdon. Je vais t'avouer quelque chose. Quand on l'a mise dans la terre, tout le monde était anéanti, le quartier était en état de choc. Le silence pesant avait même fini par effaroucher les pigeons pire que l'implosion. Moi, pour essayer de te consoler un peu, j'étais si maladroit, je disais des blagues débiles. Tout le monde croyait que j'avais bu un peu trop pour oublier. Personne évidemment ne riait. Mais aujourd'hui je peux bien te le dire, j'avais rien bu, rien de rien. J'ai couru après la cérémonie jusqu'à la maison, je me suis enfermé dans ma chambre et j'ai passé la nuit entière à la pleurer.
- ça m'étonne pas de toi. J'ai toujours gardé en moi un moment fort aussi. Lorsque je me suis penché pour embrasser ma Thérèsa une dernière fois, son père s'est approché de moi. Il a posé sa main sur mon épaule et il m'a dit tout bas :"Pardon, fils". On avait passé des moments autour d'une table, on avait fait des fêtes ensemble depuis tout ce temps qu'on était marié, mais c'est là, devant elle couchée et si pâle dans sa robe blanche, que j'ai su que je faisais vraiment partie de la famille.

- On va finir par ajouter des larmes au vin et c'est pas bon à boire. Bon, tu me le lis ce roman oui ou quoi ?
- Je n'ai pu trop le temps ce matin mais tiens, si tu veux, je te lis la dernière phrase et tu verras, ça finit bien !
S.A.J. ouvre le livre et lit les quelques lignes promises :

"Le cèdre qui veille sur Charcot et qui veille sur le Temps déploya ses branches comme une tulipe qui éclot, pour ouvrir ses larges bras verts au soleil. Et la lumière fut"

Nadine Piccolo




Mô Hâ Mëd

C’était un jeudi, y faisait froid, ça a fait du bruit !

Mô avait travaillé toute la semaine à la construction. Il avait choisi consciencieusement où bâtir sa maison et avec quels matériaux. Il savait faire du solide, du durable, de l'élégant aussi. Son choix était définitif : ce serait à Charcot et nulle part ailleurs ! Le vent de travers ne le délogerait pas, le soleil n'écraserait pas les lieux mais les réchaufferait. Un endroit fait pour lui et la famille qui suivrait.

Hâ souffrait d'une maladie incurable : le bonheur ! Ça ne paraît rien comme ça, ça semble même incroyable d'y penser comme à une tare mais à bien y regarder, c'était grave !
Il devinait le soleil à travers la brume, ça le rendait fou de joie. Il soupçonnait les nuages noirs d'être gorgés de pluie, il en était ému, au comble de l'émotion. On le poussait dans le bus ou chez le boulanger ? Il s'excusait et pensait tout bonnement qu'il était tant pour lui de poursuivre sa route ou de faire une pause un peu plus loin afin de ne pas déranger : un bon signe quoi !

Mëd avait une passion, un véritable hobby : le ménage !
Pas la vie à deux, si aléatoire et si fragile non, la chasse à la poussière. Dès qu'elle rentrait chez elle après le travail, elle se déshabillait entièrement, se lavait et enfilait un peignoir rose à fleurs. Ses cheveux enturbannés, bien serrés, elle chaussait ses patins à pompons violets et là, prête à se lancer dans une quête que Roland notre héros national ne dénigrerait pas, elle s'emparait de son plumeau et époussetait, furetait, traquait le moindre grain de poussière, la plus petite trace laissée dans la journée qui se trouvait à sa portée. La saleté virevoltait sous les effets de manches de la bonne ménagère et allait se déposer plus loin.

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Mö appris ce jour-là que faire un nid au-dessus d'un immeuble de son choix n'est pas forcément une riche idée.

Hâ compris à cette minute que le bonheur est dans le pré.

Mëd sortit dans la rue avec son plumeau et devant toute cette poussière à récolter, elle pleura de joie.


Nadine 15 avril 2008





La mariée de pierre

Le voile blanc enrobe les formes de la mariée de pierre.
Elle sourit dans l’hiver cru. Parfois le vent s’encoquine de la belle et soulève sa traîne avec pudeur.
Se doute-t-elle de sa mort prochaine ? La laisse-t-on dans l’ignorance pour préserver sa virginité ou a-t-on peur, seulement, de la perdre trop vite alors, on se tait ?
Je regarde les draps tendus sur les murs comme ils le seraient sur les meubles bien cirés dans la maison familiale, à l’heure de tirer la porte pour une dernière fois.
J’ai froid quand le souffle se fait entendre. J’ai mal lorsque mes yeux se posent sur la toile blanche. Le linceul a remplacé l’hymen.
La mariée est couchée. Elle ne pleure pas, surprise qu’elle est de se retrouver là.
Elle ferme les yeux.
Pense à Rimbaud
Pense au soldat.
Elle a deux trous rouges au côté droit.

Nadine (atelier du 8/04)

mercredi 23 avril 2008




AZZEDINE MESSAÏ

La saga affectueuse
du Grand Frère DZ


Azzedine est la gentillesse faite homme. Et s’il fallait ne garder qu’un mot, un seul, pour le résumer, ce mot serait « altruisme ». Dans le dictionnaire, je lis : « Nom masculin. Disposition, propension désintéressée à se consacrer et à aimer les autres. Synonymes : abnégation, amour, bienveillance, bonté, charité, désintéressement, générosité, humanité, philanthropie. »
En ce qui me concerne, je lui suis redevable au bas mot – entre les mille et un services qu’il m’a rendus et autres largesses par lesquelles il m’oblige – d’une chose : c’est grâce à lui, à son précieux soutien technique, que ce blog existe. Pour tout dire, c’est lui qui a imaginé l’architecture de ce blog. De longues semaines durant, je « squattais » impunément son espace, et cette proximité créa entre nous un lien très fort qui va bien au-delà du simple fait, purement génétique, d’être tous les deux des DZ hilares et un peu dingos. DZ, ainsi aime-t-il à dire son algérianité, les deux lettres faisant référence au mot « DjaZaïr » qui signifie littéralement les îles, et qui est le nom arabe de l’Algérie mais aussi d’Alger, sa capitale, ma V-île.
Mais ce n’est pas pour cela que je voudrais parler de lui.
Je suis un peu embêté parce que tous mes amis de la bibliothèque méritent un hommage (quoi que je n’aime pas trop ce mot qui résonne comme une oraison funèbre, quelque chose en tout cas de guindé et de grandiloquent). J’aurais eu davantage de temps, j’aurais consacré un portrait pour chacun de ces angelots. Je le dis avec une émotion sincère et sans sensiblerie aucune : je ne sais plus comment me passer d’eux. Dans une semaine jour pour jour, j’aurais quitté Chenôve, ses gens, ses murs, ses paysages, et le magnifique personnel de la bibliothèque qui m’a honoré avant-hier d’un déjeuner…je ne dirais pas d’adieu, mais un déjeuner qui sentait un peu la fin de quelque chose. L’épilogue d’une merveilleuse aventure humaine qui, je l’espère, je le pense, ne fait que commencer. Donc, si je zoome sur Azzedine, c’est pour lui dire ma tendresse et mon amitié certes, mais aussi pour saluer à travers lui le travail remarquable accompli par tous ses collègues, sans exception.
Comme j’ai eu à le présenter très succinctement dans de précédentes chroniques, Azzedine est le « Monsieur Internet » de la Bibliothèque François Mitterrand de Chenôve. Il est le responsable de l’EPN, l’Espace publique numérique, l’un des compartiments les plus visités de notre chère médiathèque. L’EPN a d’autant plus gagné en importance que la ville de Chenôve ne compte à ma connaissance qu’un seul cybercafé, celui qui se trouve au sein du centre commercial Saint-Exupéry, tenu par des Indiens. Mais il serait erroné d’alléguer que c’est l’insuffisance des cybercafés ou la gratuité de la prestation qui vaut à Azzedine autant de sollicitations et de sollicitude. Pour l’avoir côtoyé depuis voilà presque deux mois, je peux dire sans flagornerie aucune – même si l’on me tient parfois pour un complimenteur patenté et un distributeur automatiques d’éloges, en plus de mon fâcheux tic à coup de « je suis désolé » qui fait d’ailleurs la fortune et le bonheur des participants à l’atelier d’écriture, parodiant à l’envi mes « excusailleries obsessionnelles », ce qui est, convenez-en, un honneur – que Azzedine mérite tous les adjectifs qualificatifs habituellement réservés aux personnes généreuses de son acabit.

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Ce qui m’avait d’emblée épaté chez lui, c’était son sens élevé de la pédagogie. Azzedine, c’est vraiment l’homo communicator. Il a un don inné pour le relationnel et l’action de proximité. « Ça va comme tu veux ? » l’entends-je souvent lancer à la cantonade, le sourire large comme ça, dès qu’un môme montre timidement sa tête en franchissant la porte de la salle Internet pour demander un poste. Les jeunes comme les moins jeunes, les petits et les grands, les mamies et les petites minettes, tout le monde lui court après. Sa disponibilité, sa sensibilité, son humilité et son sens de l’écoute lui ont valu de remporter tous les cœurs au suffrage universel. Avec délicatesse, il sait faire autorité sans froisser. Il met discrètement de l’ordre, canalise les énergies bouillonnantes des plus jeunes et vole au secours des aînés. Débordant largement son travail d’informaticien, il n’hésite pas à prêter main forte pour toute affaire où il pût être de quelque aide pour son prochain. Prompt à servir, je n’ai pas fini de lui demander quelque chose que c’est déjà fait, à croire qu’il a de surcroît le don d’ubiquité. Et, avec ça, il est d’une intelligence, d’une sagacité d’esprit, exceptionnelles, qui jurent parfois avec sa candeur.
Il faut dire que le rôle du grand frère, ça le connaît, lui qui se trouve être l’aîné d’une fratrie de sept enfants : quatre filles et trois garçons (lui inclus). « D’ailleurs, je continue à dire « mes petites sœurs » tellement j’ai grandi avec cette image de l’aîné et toutes les responsabilités qui vont avec » me confie-t-il. Je connais un peu ce sentiment, étant moi-même l’aîné d’une famille nombreuse, avec un père tôt décédé. Responsable, voilà un autre mot qui devrait le résumer. Il se sent responsable du monde entier, me donne-t-il l’impression, tant il est sur tous les fronts. D’ailleurs, je crois même savoir qu’il sévit en capitaine de l’équipe de foot locale où il occupe le poste de libéro. C’est son péché mignon, le ballon rond, et l’OM, sa chapelle du dimanche « parce que c’est une équipe proche de mes racines ». Je lui pose la question au début de nos entretiens, de savoir s’il serait ravi de voir le PSG relégué en Ligue 2. Il est tenté de répondre par l’affirmative, mais son grand cœur a très vite raison de toute velléité chauvine. « En tant que club de la capitale, le PSG me fait de la peine, même si mon cœur bat pour l’OM » concède-t-il. Hier, il supportait Manchester contre les méditerranéens de Barcelone allez savoir pourquoi. Plutôt j’ai ma petite idée. Il faut savoir que l’humanité est séparée en deux blocs manichéens : les aficionados du Barça et ceux du Real Madrid. Lui, il fait partie de la seconde catégorie, séquelle d’une longue addiction à la « zizoumania ».
Azzedine Messaï, (avec un tréma sur le i insiste-t-il, « pour être intégré et pas désintégré ») est né en 1969. Il est du signe balance pour ceux que cela intéresse. Il n’aime pas être défini comme informaticien. « Je suis un généraliste plutôt qu’un spécialiste » clame-t-il. Il me rappelle cette réflexion de Schopenhauer : « Les talents de premier ordre ne seront jamais des spécialistes. L’existence, dans son ensemble, se présente à eux comme un problème à résoudre, et à chacun d’entre eux, l’humanité offrira sous une forme ou sous une autre des horizons nouveaux. Seul mérite d’être appelé génie celui qui fait du grand, de l’essentiel, et du général le sujet de ses travaux et non celui qui passe sa vie à expliquer quelques relations particulières de choses entre elles. »
Azzedine est né « sur l’autre rive », en Algérie. On est ainsi « du même bled » pour reprendre la légende d’une photo mémorable parue dans Le Bien Public où nous paraissions côte à côte. « Mon pays de cœur est l’Algérie. La carte de l’Algérie est en moi » frisonne-t-il, avant de souligner : « Mais la France est mon pays d’adoption ». Et de préciser : « Je suis Chaoui (berbère de l’est algérien) et fier de l’être, mais je suis DZ avant tout ». Père de deux enfants, il assure que ses gamins sauraient reconnaître l’Algérie sur une carte. Azzedine est exactement originaire de Ain El Beida, la ville qui donna à l’Algérie, en plus de Azzedine, deux de ses meilleurs artistes, deux Rachid magnifiques : l’immense écrivain Rachid Boudjedra et l’immense calligraphe et plasticien Rachid Koraïchi.
Azzedine est arrivé en France à l’âge de deux ans. Son père s’y était établi en 1962, soit l’année même de l’indépendance de l’Algérie. « Quelle boutade de l’histoire ! » lâche Azzedine. Sa famille habita d’abord Dijon avant d’emménager très vite dans une HLM à Chenôve. Depuis, Azzedine est devenu un Bonbi par ancienneté. Côté études, il aura un parcours dispersé. « J’ai fait un cursus atypique » dit-il. De fait, il slalome entre plusieurs disciplines, ballotant entre un cursus professionnel et des études généralistes. Après le bac, il fait sa fac à Dijon, en administration économique et sociale. Il revient ensuite vers un « cursus beaucoup plus terre-à-terre » avec un BTS technico-commercial. Mais le marketing, avec son côté hâbleur et bonimenteur, ce n’est pas son dada, avoue-t-il. Cela ne lui ressemble pas. « J’avais plus la fibre bénévole et sociale ». « Je te donnais le produit tout de suite, je ne te le vendais pas » résume-t-il avec son sens tranchant de la formule. « Je serais derrière le bar, il y aurait plein de monde dedans mais rien dans la caisse » s'esclaffe-t-il. Parallèlement à ses études, il développe donc une activité bénévole. A ce titre, il monte avec des copains une équipe de foot de quartier à Chenôve qui sera baptisée Dijon-Wac. Le « w » c’est pour le « widad » qui signifie l’amicale, une appellation qui revient souvent dans les enseignes des clubs sportifs au Maghreb.
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En 1996, Azzedine intègre la bibliothèque François Mitterrand armé d’un diplôme « ABF » donnant accès à l’animation en bibliothèque. « J’ai commencé au rayon BD. J’ai fait mes classes à la section Jeunesse. » confie-t-il. Il tient, au passage, à rendre hommage à deux grandes dames qui lui ont ouvert les portes du métier : l’admirable Pascale Charbonneau, la directrice de la bibliothèque de l’époque, et Françoise Souclier, responsable de la section Jeunesse avec qui il a démarré, une dame absolument succulente qui a passé la première partie de sa vie à Oran. « Ce sont ces deux femmes qui m’ont donné envie de rester, d’autant plus que ce n’était pas ma vocation première de travailler dans une bibliothèque. »
Bientôt, il rejoint l’Espace public numérique dont il devient le responsable. Je pus mesurer l’engouement suscité par l’EPN et son fringant administrateur. « C’est un lieu ouvert à tous et qui appartient à tous » insiste-t-il pour expliquer sa « ligne éditoriale ». Il n’est pas peu fier du brassage produit par la bibliothèque en général et l’espace Internet en particulier. Azzedine plaide pour une démocratisation du web. « Le brassage par le Net contribue à la résorption de la fracture numérique » analyse-t-il avec acuité. Au quotidien, cela fait plein de boulot. Azzedine conseille ceux qui veulent s’initier à titre individuel, ou qui veulent acquérir du matos ou bien souscrire à un abonnement Internet. Il aide aussi les immigrés à remplir des documents administratifs, gère le timing de l’utilisation du Net (deux fois 45mn par semaine), bref, tout un management humain et social. L’une des missions qu’il s’est assignées est l’animation d’un atelier de sensibilisation à l’informatique à l’intention de groupes de seniors. Cela s’étale sur deux séances, l’une le mardi avec un groupe chapeauté par la Maison des Aînés, et avec lequel il est passé au stade du perfectionnement, et un autre groupe le vendredi, issu majoritairement du Centre Social. C’est un groupe à dominante maghrébine qui suit en même temps un programme d’alphabétisation. J’eus l’occasion d’assister à un de ces cours avec ce dernier groupe. De voir ces « Chibani » s’initier au b.a.-ba de l’Internet a quelque chose de touchant. Dans l’atelier, l’ambiance est bon enfant. Sur un plateau, du jus d’orange et des madeleines. « Nous sommes une bibliothèque gourmande » ironise Azzedine. Manger est un verbe convivial. C’est ce qui explique sans doute cette propension à partager la nourriture comme on partage la vie, dans le quotidien de la bibliothèque. Les lecteurs aussi ramènent souvent des petits plats de chez eux pour exprimer leur attachement aux bibliothécaires, devenus dans leur affect une véritable famille.
Les participants me souhaitent aimablement la bienvenue. Majoritairement Marocains et Algériens, ils m’expriment chaleureusement leur fierté de voir un des leurs « réussir ». Cela m’émeut beaucoup. Ce jour-là, Azzedine apprenait à ses « élèves du troisième âge » comment utiliser le dieu Google. Rechercher l’annuaire téléphonique, se renseigner sur le cours de la devise au bled ou le prix du carburant, tout y passe. Il leur fait même un tour en bourse on-line pour voir de près le CAC 40. « On n’a rien mais je leur montre qu’on peut faire fluctuer la bourse avec ce rien » commente Azzedine. Il leur apprend également à lire le journal sur le web, consulter le site d’un quotidien marocain ou algérien. A un moment donné, il leur propose de les emmener surfer sur le site de la présidence française. La tronche de Sarko est à l’accueil. Il les invite à cliquer sur « écrire au président » et à se balader virtuellement dans les jardins de l’Elysée sans complexe.
Azzedine ne cache pas son estime et son affection pour ces gens qui ont l’âge de son père, et qui l’ont vu grandir. « Je tire chapeau bas à ces personnes qui ont franchi la porte de la bibliothèque. Je suis d’autant plus admiratif qu’ils sont partis de rien, comparés à d’autres groupes. Ils ont dû franchir sans complexe les murs de cette bibliothèque qui transpirent la culture. Ils ont franchi la barrière de la langue, la barrière de l’écrit, avant d’arriver à la barrière du clavier. » Je suis tenté d’ajouter également la barrière de l’âge. « J’ai beaucoup de respect pour toutes ces personnes qui ont trimé à la pelle et à la pioche pour que leurs enfants étudient et aient accès à la culture » ajoute Azzedine avec humilité. Pour lui, au-delà de l’initiation, le vrai but du jeu, c’est de tisser du lien social. Oui, indéniablement, le véritable enjeu est celui-là : créer du lien. C’est le « marketing du cœur ». « Moi, je ne veux pas me limiter à mon boulot d’informaticien » martèle-t-il. « Ma vraie passion, c’est l’humain. »
Je reviens le harceler avec ma question de départ : et si le PSG succombait à ses blessures ? Son subconscient « marseillophile » lui dicte d’enfoncer la bande à Pauleta, mais sa conscience classe (pas de classe) lui recommande retenue, fair-play et solidarité. Comme toujours…

Mustapha Benfodil