dimanche 27 avril 2008



LA NOUVELLE DE CHANTAL FERREUX


Auprès de mon arbre…



Ce jeudi, joli, matin d’avril frisquet, une terrible implosion gronde dans le ciel, et en un battement de cil, Charcot s’évanouit dans un nuage de poussière et d’amiante mêlées.
Je suis sidérée. Avec elles, j’attends, pétrifiée de voir si notre réceptacle a tenu bon !

Lorsque j’y suis arrivée, Charcot dominait, et moi avec lui. Ma chambre-vigie était à hauteur du cèdre qui l’accompagnait depuis toujours. Les jours venteux, le va et vient tumultueux de ses branches me berçait. Le printemps nous apportait à tous deux de nouveaux locataires, il me rendait les chaleurs estivales supportables et l’hiver moins triste.
Quand ma famille s’est installée au dernier étage, nous arrivions de Venarey-les-Laumes. Je me souviens encore de notre émerveillement : chacun sa chambre, une baignoire, des toilettes ! là d’où nous venions, je dormais tête-bêche avec mon frère dans le séjour, la toilette se faisait dans l’évier de la cuisine (et le bain, dehors dans une bassine de zinc était réservé aux jours de grand soleil, chauffage solaire oblige). Quant aux besoins…cabane au fond du jardin.

C’est là que ma nouvelle vie a commencé.

Sur ce palier, quatre familles, quatre filles.
Nos origines étaient si différentes, seule l’école pouvait faire le lien. Nos mères ont fait connaissance devant Paul Bert, lors des longs voyages cahotiques de l’ascenseur, dans les queues à la sécu.
Les maris absents ou travaillant au loin, la solidarité féminine ne tarda pas à les réunir, et de garde d’enfants en dépannage de farine, de tajine contre paella, feuilles de vignes farcies contre tarte à la semoule, les portes du dernier étage restaient obstinément ouvertes toute la semaine.
Nous n’avons pas mis longtemps à les convaincre de partir ensemble à l’école. Nous faisions la course : elles dans l’ascenseur, nous en cavalcade dans les escaliers. Petit à petit, elles ont accepté de nous laisser partir seules. Quelle expédition : l’école en face rien de nos récréations ne pouvait leur échapper depuis les fenêtres des séjours.

Soudées comme les trois mousquetaires que nous lisait la maîtresse pendant les cours de couture, nos initiales nous protégeaient contre le monde entier.

Moi, Sylvette, plutôt délurée, bavarde comme une pie, curieuse comme un écureuil. Mon père cheminot travaillait toute la semaine au loin, et quand il retrouvait la maison en fin de semaine, il remettait solennellement sa paye à ma mère, prenait le bain hebdomadaire et enfin, pendant le repas, nous régalait d’histoires ferroviaires. Ma mère travaillait le soir, elle faisait des ménages à l’école et en profitait pour ausculter mes cahiers et mes livres, j’avais grâce à elle, le casier le mieux rangé de la classe. Incapable de garder une confidence, je connaissais par elle tous les secrets des maîtresses que je distillais au compte-goutte dans la cour de récréation en échange d’exercices de calcul.

Ensuite, il y avait Soledad. Ainée de cinq, elle portait son prénom comme un étendard. Elle était née en France, mais se considérait espagnole avant tout ; ainsi pour carnaval, elle n’imaginait pas d’autre costume que celui de l’andalouse.
Sa mère avait la beauté tragique des reines détrônées. Arrivée à notre âge en France au plus fort de la guerre d’Espagne, elle en gardait l’horreur ancrée au fond de l’âme. Il lui arrivait de rester immobile, assise, volets fermés des journées entières. Alors Soledad lui brossait les cheveux des heures durant, racontant la maîtresse obsédée par l’orthographe, la boulangère roulant les « r » comme une princesse russe, la grosse voisine du troisième s’occupant de son chien comme d’un enfant. Nos mères lui prêtaient main-forte à grand renfort de douceurs orientales, de confidences murmurées jusqu’à ce qu’un sourire vienne surprendre la mélancolique.
Son père, un homme taciturne à la force et au caractère de taureau nous effrayait. Lui aussi travaillait au loin, occupé à construire d’autres Charcot, mais ses retours refermaient la porte de l’appartement.

Simone, elle est arrivée en milieu d’année. Je me souviens encore de son apparition dans notre classe de CM2. On aurait dit une hirondelle effarouchée. Cachée derrière la directrice, cramponnée à la main de sa grand-mère, il a fallu la pousser au milieu de nous. Presque mutique, elle ne « s’intégrait » pas, disait l’institutrice !
C’est le cèdre qui nous rapprochées. Elle le dessinait sans cesse, le brodait sur ses mouchoirs, en faisait le héros de ses rédactions. Cela m’insupportait, il était à moi, moi seule avait accès à sa cime et je lui en faisais la remarque sans aménité. Soledad non plus ne l’appréciait guère, son humeur sombre faisait écho à celles de sa mère.
Et puis, madame Leblanc nous a expliqué qu’elle venait du pays ou le cèdre roi souffrait sous les bombes que nous voyons le soir aux actualités. Alors je l’ai invitée dans mon royaume, qui dès lors devint son refuge lorsque le mal du pays la submergeait. A ma grande frayeur, elle s’asseyait sur le rebord de ma fenêtre et tendait les bras en toucher les branches. Je l’invitais souvent à dormir à la maison, elle n’acceptait qu’à la condition que la fenêtre reste ouverte, ainsi l’odeur tant aimée la rassurait et lui assurait des rêves à la douceur de miel. Quand à Soledad, elle prit l’habitude de tresser longuement ses belles boucles noires.
Peu à peu, Simone la solitaire, élevée par ses grands-parents, s’apprivoisa, pris de l’assurance. La révolte qui grondait au fond d’elle devint son arme.

Et puis, Souad. A son arrivée, je moquais de sa façon de parler, de son accent que j’imitais sans pitié. Mais Simone reconnut en elle une sœur, Soledad était prête à toutes les compromissions pour obtenir les merveilleux griouches de sa mère, alors, pour ne pas être en reste, je fis à reculons le chemin qui nous séparait. Sa dextérité aux jeux de balle, son aplomb lorsque la maîtresse tentait de la convaincre d’avouer quelque faute, sa fierté firent le reste.
Son père était venu faire la guerre contre les allemands, puis il était resté pour « reconstruire la France » comme il disait mi-figue, mi-raisin. Sa mère venait tout droit du bled, et c’est avec nous et nos mères qu’elle apprit le français lors de goûters dignes des mille et une nuits.


Cette première année scolaire commune arriva à son terme, et fin juin nous hurlions ensemble « les cahiers au feu, la maîtresse au milieu ». Enfin nos journées étaient à nous !
Autour du cèdre nous avons fait nos rondes chantant à tue-tête le folklore obscène des enfants « mes enfants, poil aux dents, respectez, poil au nez ; la vieillesse, poil aux fesses : la vertu, poil au cul » jusqu’à ce qu’une voisine monte cafter à nos mères nous amenant à des séjours prolongés, fesses cuisantes, au fond des placards à balais.
Pour que nous y acceptions les autres enfants, ceux-ci devaient nous faire allégeance et nous ne manquions pas de les contraindre à de menues humiliations, rendant nos sentences injustes à l’ombre magnifique de ce géant bienveillant.

Sylvette Anne Jolibois, Soledad Almodovar Juarez, Simone Antoinette Jaoud, Souad Ali-Jirah. S.A.J., sages, pas-sages, passagères, notre amitié à grandi comme le cèdre.

Devenues collègiennes, nous avons tout appris du vrai Charcot, celui qui avait donné son nom à notre logement ou bien était-ce le contraire, au détour d’un devoir imposé. Nous nous sommes rêvées aventurières des mers à ses côtés (même si nous eussions préféré qu’il s’aventura davantage dans les mers du sud).
Si le cèdre resta notre vigie, « pourquoi pas , » devint notre devise, celle qui tout au long de notre vie nous a permis de tenir le cap dans les inévitables tempêtes. Nous avons grandi, et la vie nous a rattrapées, mais nous lui avons tenu tête de notre mieux.

Toutes, nous avons quitté Charcot, abandonné le navire avant qu’il ne sombre.

Un jour, la guerre d’Espagne a rattrapé la mère de Soledad. Remplaçante contrainte, elle prit sa charge. Terminé le collège, envolés les rêves éclatants. Elle passait désormais ses journées à s’occuper de la maison, de ses frères et sœurs. Nous n’osions pas imaginer ses nuits. Lorsqu’elle arrivait à s’échapper, elle aussi venait sur le rebord de ma fenêtre se perdre dans le cèdre.
La dernière de ses sœurs éloignée du domicile paternel, elle prit le chemin de l’Espagne. Là-bas, elle retrouva le soleil qui lui avait tant manqué et les glaces qui l’enserrait depuis si longtemps disparurent. Sa vie est douce et sa filles qui porte nos initiales a trois marraines.

Souad n’est pas partie bien loin. Quelques centaines de mères, mais quand même. Qui aurait cru que la gamine rebelle, aux tournures de phrases approximatives serait aujourd’hui enthousiaste à l’idée de convertir des gamins rebelles aux subtilités de la langue française. Toujours révoltée, prompte à s’indigner, elle est aujourd’hui professeur dans ce collège dont les murs ont, j’en suis certaine, gardé l’écho de ses algarades avec certains enseignants devenus aujourd’hui ses collègues. Elle dit ne pas avoir le temps de s’occuper d’une famille. Que celles de ses frères et sœurs lui suffisent, que la fierté de ses parents la contente. Lorsque nous nous retrouvons, nos fous rires devant les griouèches (qu’elle fait beaucoup moins bien que sa mère) sont mon bonheur et ma consolation.

Moi, la vie m’a éloignée du cèdre. C’est pourtant à son pied que j’ai trouvé l’amour. Mon conquérant s’appelait Jean-Baptiste. Pour me plaire, il lui avait d’abord fallu être accepté par mes inséparables, il avait même fini par adopter notre devise, et à force de « Pourquoi pas », ce morvandiau de naissance avait fini par accomplir cet exploit : devenir marin accompli.
Il avait modestement commencé comme cuistot sur ses cargos, puis de sloop en goëlette, a terminé sa carrière en convoyant des yacht de luxe sur les mers du sud.
Jalouse comme pas deux, je n’allais pas le laisser au bon vouloir des sirènes, et nos enfants sont nés sur des océans différents. Fidèle à Charcot jusqu’au bout, il a profité d’une de mes absences pour sombrer corps et bien au large de Saint Malo.
Les enfants étaient grands, j’ai décidé de revenir à Chenôve. Je me suis installée juste en face, dans la tour des Vignes Blanches, et de mon 12ème étage, je contemplais de loin, presque en exil mon cèdre.

Simone est la seule d’entre nous a lui être restée fidèle jusqu’au bout. Arrivés à la retraite, mes parents ont déménagé, souhaitant vivre le reste de leur âge dans leur village natal. Elle a réussi à obtenir notre appartement et a continué à s’asseoir sur le rebord de la fenêtre. Ça épatait les enfant, lui valait le respect des adolescents et une solide réputation de cinglée chez les autres.
Contre vents et marées, elle a maintenu la tradition du palier communautaire, gardienne de notre enfance.
Quand il a été question de démolir Charcot, de l’imploser, de le foudroyer, c’est elle qui a explosé.
« Je t’en foutrais du renouvellement urbain » éructait-elle. « Au nom de quoi veulent-ils foutre en l’air les trois quart de nos vies ? est-ce que je me mêle moi, de leurs maisons moutonnières, de leurs jardinets gardés par des chats de marbre ? »
Je peux vous dire que les agents de l’OPAC en on bavé avec elle, mais c’était quand même la vieille histoire du pot de terre…
Il a bien fallu qu’elle accepte un autre logement, mais têtue comme pas deux, elle a réussi à partir à « Rude », le prochain sur la liste, bien décidée à pourrir, aussi longtemps que possible, la vie des « relogeurs ».

Il faut croire qu’entre Charcot et elle, c’était à la vie à la mort. Avec les premiers coups portés, les premiers malaises. Peu à peu son teint s’est accordé à celui de l’immeuble démantibulé. Comme lui, elle a été martyrisée.

Prévenue par une de ses voisines, Souad et moi sommes arrivées juste à temps pour qu’elle puisse nous confier son dernier rêve. Soledad a trouvé l’idée tellement évidente qu’elle est arrivée par le premier avion.

Simone est morte trois jours avant Charcot. Ça nous laissait peu de temps. Heureusement, les dernières volontés sont encore respectables et les services funéraires compréhensifs. Il faut dire aussi que les dijonnais ont eu la courtoisie de ne pas encombrer le crématorium cette semaine là.
Nous avons recueilli l’urne. Le soir même nous nous sommes rendues auprès du cèdre.
Ce ne fut pas une mince affaire, imaginez trois dames d’âge et d’allure respectable, équipées de lampes de poche et de pelles, tirant sur les remparts métalliques cernant la carcasse évidée.

Vous qui connaissez Chenôve, vous savez bien qu’il y a toujours des jeunes gens désoeuvrés, teneurs de murs à qui rien n’échappe. Notre équipée saugrenue ne pouvait que les attirer.
Mis au fait de notre mission, son caractère sacré, incongru et transgressif leur plut. C’est grâce à leur aide efficace que nous avons pu respecter les dernières volontés de notre amie.
Après avoir franchi l’ultime barricade, deux d’entre eux creusèrent au pied du cèdre afin que nous puissions y ensevelir l’urne. A un moment, une bêche heurta quelque chose de métallique.
Ces garçons sont de grands enfants, persuadés d’avoir trouvé un trésor, ils se hâtèrent et mirent à jour une boite dont le décor fleuri semblait promettre des gâteaux vieux de plusieurs décennies. Bien équipés, ils réussirent à vaincre la rouille et stupéfaits y découvrirent deux poupées couchées tête-bêche.
Alors nous revint en mémoire la légende racontée par notre institutrice : les deux fillettes qui en 1940, craignant pour leurs confidentes, les avaient confiées au cèdre pour les protéger de l’occupant.

C’était encore mieux que ce qu’avait souhaité Simone, et devant les garçons émus aux larmes, nous l’avons couchée entre les deux poupées et avons rendu la boite aux racines protectrices.

Serrée entre Souad et Soledad, j’attends encore, et le cèdre qui veillait sur Charcot et nos vies minuscules, et qui veille sur le temps déploie enfin ses branches et l’avenir apparaît.

Chantal Ferreux


L’auteur de cette écrivaillonerie :

Un-demi siècle cette année, le jour de la fête du roi en Belgique ! Morvandelle pur jus, déracinée en Côte d’Or pour cause d’études, elle y reste : 1) par amour, 2) pour le boulot, 3) pourquoi pas ?
Depuis 25 ans qu’elle passait sous Charcot pour aller au boulot, ce quart de siècle à saluer le cèdre ne pouvait pas la laisser indifférente aux derniers jours de ce naufragé. Depuis, le ciel a repris sa place… tout va bien.

C.F.

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