RACHID HABBACHI, L’écrivain qu’y bessif on aim’
(En tchapagate dans le cœur)
Rachid Habbachi est arrivé à Chenôve en 1996. Il est originaire d’Algérie, plus précisément de Bône, Annaba, « la Coquette ». C’est, entre autres, la ville de Nedjma, l’héroïne du roman éponyme de Kateb Yacine, mythique égérie de tout un peuple, le mien. Annaba est à 650 kms d’Alger, complètement à l’est, à un jet de fleurs des frontières tunisiennes. Rachid est venu en France « pour raison médicale » précise-t-il. « Je suis très fatigué, très malade. J’ai été opéré à plusieurs reprises » confie-t-il. Rachid habite du côté du boulevard Maréchal de Lattre, à la lisière du Mail. Homme de culture, d’un don avéré pour l’écriture, Rachid Habbachi est quelqu’un d’absolument délicieux. Un artiste. C’est un homme de cœur sensible et plein d’humour, de cet humour gouailleur purement méditerranéen. Je l’ai connu lors de la soirée littéraire organisée en mon honneur le 18 mars dernier à l’Espace culturel. Il était venu me parler avec beaucoup de sympathie, et son amitié m’a touché. J’eus le sentiment de le connaître depuis belle lurette. A ma grande surprise, je découvris que nous avions un ami commun : notre cher Kamel Belabed, lui aussi Bônois comme Rachid. Kamel avait débarqué il y a de cela quelques mois à la rédaction d’El Watan. Il était venu nous sensibiliser sur le phénomène des « harraga », ces jeunes qui prennent la mer par milliers dans l’espoir de gagner l’Eldorado européen en empruntant des barques de fortune. Ils sont ainsi des centaines à laisser leur vie en mer. Une véritable hémorragie qui endeuille des milliers de familles en Algérie, au Maroc et dans plusieurs pays africains. Kamel a lui aussi un fils qui a tenté de gagner l’Italie dans les mêmes conditions. Il est sans nouvelles de lui depuis l’été 2007. Il milite pour pousser le gouvernement à réagir et offrir une alternative meilleure pour les jeunes que le choix entre la mer et la mort, et moi je le soutiens de toutes mes forces dans son combat. Rachid avait justement lu un de mes papiers consacrés à Kamel en sa qualité de porte-parole du collectif des familles de harragas de la région d’Annaba, et c’est cela qui l’amena à venir me parler ce soir-là.
Mohamed Rachid Habbachi est né en 1939 à Skikda, anciennement Philippeville, une splendide ville balnéaire de l’est algérien, distante d’à peine une centaine de kilomètres d’Annaba. « Mais j’ai passé toute mon enfance et mon adolescence à Bône. Je suis arrivé à Annaba très jeune après avoir fait ma sixième à Constantine. J’ai continué au Lycée Saint-Augustin de Bône » raconte Rachid. « J’ai été renvoyé du lycée en classe de seconde pour affaire politique après avoir pris part à la grève des huit jours » poursuit-il, faisant allusion à la grève générale qui, à l’appel du FLN, avait mobilisé pêle-mêle commerçants, travailleurs et étudiants, et qui avait paralysé tout le pays à partir du 28 janvier 1957. « Une année après, je me suis mis à travailler dans les PTT. Ensuite, j’ai été un peu vagabond, un peu nomade. J’ai été embauché comme employé à l’hôpital avant de me retrouver fonctionnaire à la Préfecture. Après, j’ai été enrôlé pour le service militaire. Je suis sorti et j’ai repris mon travail à la Préfecture ».
Peu après l’indépendance, en 1964, Rachid part à Strasbourg avec l’intention de reprendre ses études. « Je me suis inscrit en études de droit mais je ne suis pas allé bien loin. On faisait tout le temps la bringue » avoue-t-il. En 1967, retour au bercail. Il se voit alors recruter à la SNS : la Société Nationale de Sidérurgie, un mastodonte de l’industrie de l’acier basé sur le site d’El Hadjar, près de Bône (l’usine qui emploiera 18 000 travailleurs au temps de sa gloire a été rachetée, signe des temps, par…Arcelor-Mittal Steel, le géant indien de la sidérurgie). Rachid termine chef du personnel filière avant de claquer la porte. Il s’engage dans une autre société, l’Encopharm, et y reste jusqu’en 1986. Il est promu directeur de l’administration puis directeur régional, « mais n’étant pas de tempérament lécheur » comme il dit, il démissionne là encore. Et il se fait…marchand de légumes. Je vous le disais : c’est un artiste, tonton Rachid.
Père de cinq enfants, il n’est pas peu fier de ses gamins. « L’une est licenciée ès lettres françaises, une autre en lettres étrangères, un troisième fait maths sup et informatique à Paris » dit-il, avant d’ajouter : « Tous mes enfants sont ici, en France, sauf le benjamin. Il a préféré rester en Algérie, à El Hadjar, le patelin où j’habite ». « Il est très attaché au pays, nous aussi d’ailleurs. Je fais toujours le va-et-vient entre Chenôve et Bône. Je vais là-bas au moins deux fois par an.» insiste-t-il. Sa maladie, il l’appréhende avec courage, et, surtout, avec beaucoup de philosophie, et sans fatalisme aucun. « Je ne suis pas pratiquant mais je suis croyant. Je prends mon verre de vin quand il y a moyen de le prendre. Par contre, j’évite le hallouf, le porc. Mais le petit verre de vin, j’aime bien ! » sourit-il. Une attitude qu’il partage avec nombre de nos compatriotes. Pourtant, le pinard aussi bien que le « hallouf » sont formellement prohibés dans la religion musulmane. J’ai demandé l’explication de ce paradoxe à Rachid : « J’estime qu’il faut se démarquer un petit peu. Moi, quand je vais à l’hôpital, je demande le régime (alimentaire) musulman. C’est une question de personnalité. Ce n’est pas cultuel, c’est culturel. J’ai une personnalité, je la respecte, et je veux qu’on la respecte. Qui plus est, à mon âge, la charcuterie ne me dit rien, surtout qu’il y a un ersatz de charcuterie hallal. Il y a tout un rayon boucherie traditionnelle chez ED. Je prends du jambon de dinde, c’est aussi bon. »
Rachid Habbachi précise qu’il n’est pas « installé » en France mais simplement « vivant » en France. « Installé est un bien grand mot. Je vis à Chenôve, je n’y suis pas installé. Il y a toute ma famille qui est ici. J’ai l’avantage d’être binational. Mon père avait la nationalité française. » dit-il. De quoi vit ce poète irréductible, cet éternel insoumis ? « Je vis de ma pension de retraite. J’ai une retraite misérable en Algérie, et j’ai une retraite encore plus misérable ici, en France. Les deux misères additionnées font comme le moins et le moins qui donne plus » ironise-t-il. « Disons que je m’en sors comme je peux. J’avais fait valider mes années de travail pendant la colonisation et mes boulots à Strasbourg et ailleurs après l’indépendance. En Algérie, c’est la misère. Il n’y a pas d’échelle mobile des salaires. Quelqu’un qui faisait 6000 DA à l’époque, ce qui était une bonne paie, se retrouve aujourd’hui sur la paille. Un simple balayeur qui touche 20 000 DA, et qui sort à la retraite, se retrouve avec une meilleure pension que la mienne. Ça ne tient pas debout. Et puis, mes dépenses sont plus importantes que celles d’un jeune parce que moi, il me faut faire face à la maladie, il faut que je subvienne aux besoins de mes enfants. On ne tient pas compte de tout ça. M’enfin. On ne va pas changer le DESORDRE des choses, hein ?! »
(En tchapagate dans le cœur)
Rachid Habbachi est arrivé à Chenôve en 1996. Il est originaire d’Algérie, plus précisément de Bône, Annaba, « la Coquette ». C’est, entre autres, la ville de Nedjma, l’héroïne du roman éponyme de Kateb Yacine, mythique égérie de tout un peuple, le mien. Annaba est à 650 kms d’Alger, complètement à l’est, à un jet de fleurs des frontières tunisiennes. Rachid est venu en France « pour raison médicale » précise-t-il. « Je suis très fatigué, très malade. J’ai été opéré à plusieurs reprises » confie-t-il. Rachid habite du côté du boulevard Maréchal de Lattre, à la lisière du Mail. Homme de culture, d’un don avéré pour l’écriture, Rachid Habbachi est quelqu’un d’absolument délicieux. Un artiste. C’est un homme de cœur sensible et plein d’humour, de cet humour gouailleur purement méditerranéen. Je l’ai connu lors de la soirée littéraire organisée en mon honneur le 18 mars dernier à l’Espace culturel. Il était venu me parler avec beaucoup de sympathie, et son amitié m’a touché. J’eus le sentiment de le connaître depuis belle lurette. A ma grande surprise, je découvris que nous avions un ami commun : notre cher Kamel Belabed, lui aussi Bônois comme Rachid. Kamel avait débarqué il y a de cela quelques mois à la rédaction d’El Watan. Il était venu nous sensibiliser sur le phénomène des « harraga », ces jeunes qui prennent la mer par milliers dans l’espoir de gagner l’Eldorado européen en empruntant des barques de fortune. Ils sont ainsi des centaines à laisser leur vie en mer. Une véritable hémorragie qui endeuille des milliers de familles en Algérie, au Maroc et dans plusieurs pays africains. Kamel a lui aussi un fils qui a tenté de gagner l’Italie dans les mêmes conditions. Il est sans nouvelles de lui depuis l’été 2007. Il milite pour pousser le gouvernement à réagir et offrir une alternative meilleure pour les jeunes que le choix entre la mer et la mort, et moi je le soutiens de toutes mes forces dans son combat. Rachid avait justement lu un de mes papiers consacrés à Kamel en sa qualité de porte-parole du collectif des familles de harragas de la région d’Annaba, et c’est cela qui l’amena à venir me parler ce soir-là.
Mohamed Rachid Habbachi est né en 1939 à Skikda, anciennement Philippeville, une splendide ville balnéaire de l’est algérien, distante d’à peine une centaine de kilomètres d’Annaba. « Mais j’ai passé toute mon enfance et mon adolescence à Bône. Je suis arrivé à Annaba très jeune après avoir fait ma sixième à Constantine. J’ai continué au Lycée Saint-Augustin de Bône » raconte Rachid. « J’ai été renvoyé du lycée en classe de seconde pour affaire politique après avoir pris part à la grève des huit jours » poursuit-il, faisant allusion à la grève générale qui, à l’appel du FLN, avait mobilisé pêle-mêle commerçants, travailleurs et étudiants, et qui avait paralysé tout le pays à partir du 28 janvier 1957. « Une année après, je me suis mis à travailler dans les PTT. Ensuite, j’ai été un peu vagabond, un peu nomade. J’ai été embauché comme employé à l’hôpital avant de me retrouver fonctionnaire à la Préfecture. Après, j’ai été enrôlé pour le service militaire. Je suis sorti et j’ai repris mon travail à la Préfecture ».
Peu après l’indépendance, en 1964, Rachid part à Strasbourg avec l’intention de reprendre ses études. « Je me suis inscrit en études de droit mais je ne suis pas allé bien loin. On faisait tout le temps la bringue » avoue-t-il. En 1967, retour au bercail. Il se voit alors recruter à la SNS : la Société Nationale de Sidérurgie, un mastodonte de l’industrie de l’acier basé sur le site d’El Hadjar, près de Bône (l’usine qui emploiera 18 000 travailleurs au temps de sa gloire a été rachetée, signe des temps, par…Arcelor-Mittal Steel, le géant indien de la sidérurgie). Rachid termine chef du personnel filière avant de claquer la porte. Il s’engage dans une autre société, l’Encopharm, et y reste jusqu’en 1986. Il est promu directeur de l’administration puis directeur régional, « mais n’étant pas de tempérament lécheur » comme il dit, il démissionne là encore. Et il se fait…marchand de légumes. Je vous le disais : c’est un artiste, tonton Rachid.
Père de cinq enfants, il n’est pas peu fier de ses gamins. « L’une est licenciée ès lettres françaises, une autre en lettres étrangères, un troisième fait maths sup et informatique à Paris » dit-il, avant d’ajouter : « Tous mes enfants sont ici, en France, sauf le benjamin. Il a préféré rester en Algérie, à El Hadjar, le patelin où j’habite ». « Il est très attaché au pays, nous aussi d’ailleurs. Je fais toujours le va-et-vient entre Chenôve et Bône. Je vais là-bas au moins deux fois par an.» insiste-t-il. Sa maladie, il l’appréhende avec courage, et, surtout, avec beaucoup de philosophie, et sans fatalisme aucun. « Je ne suis pas pratiquant mais je suis croyant. Je prends mon verre de vin quand il y a moyen de le prendre. Par contre, j’évite le hallouf, le porc. Mais le petit verre de vin, j’aime bien ! » sourit-il. Une attitude qu’il partage avec nombre de nos compatriotes. Pourtant, le pinard aussi bien que le « hallouf » sont formellement prohibés dans la religion musulmane. J’ai demandé l’explication de ce paradoxe à Rachid : « J’estime qu’il faut se démarquer un petit peu. Moi, quand je vais à l’hôpital, je demande le régime (alimentaire) musulman. C’est une question de personnalité. Ce n’est pas cultuel, c’est culturel. J’ai une personnalité, je la respecte, et je veux qu’on la respecte. Qui plus est, à mon âge, la charcuterie ne me dit rien, surtout qu’il y a un ersatz de charcuterie hallal. Il y a tout un rayon boucherie traditionnelle chez ED. Je prends du jambon de dinde, c’est aussi bon. »
Rachid Habbachi précise qu’il n’est pas « installé » en France mais simplement « vivant » en France. « Installé est un bien grand mot. Je vis à Chenôve, je n’y suis pas installé. Il y a toute ma famille qui est ici. J’ai l’avantage d’être binational. Mon père avait la nationalité française. » dit-il. De quoi vit ce poète irréductible, cet éternel insoumis ? « Je vis de ma pension de retraite. J’ai une retraite misérable en Algérie, et j’ai une retraite encore plus misérable ici, en France. Les deux misères additionnées font comme le moins et le moins qui donne plus » ironise-t-il. « Disons que je m’en sors comme je peux. J’avais fait valider mes années de travail pendant la colonisation et mes boulots à Strasbourg et ailleurs après l’indépendance. En Algérie, c’est la misère. Il n’y a pas d’échelle mobile des salaires. Quelqu’un qui faisait 6000 DA à l’époque, ce qui était une bonne paie, se retrouve aujourd’hui sur la paille. Un simple balayeur qui touche 20 000 DA, et qui sort à la retraite, se retrouve avec une meilleure pension que la mienne. Ça ne tient pas debout. Et puis, mes dépenses sont plus importantes que celles d’un jeune parce que moi, il me faut faire face à la maladie, il faut que je subvienne aux besoins de mes enfants. On ne tient pas compte de tout ça. M’enfin. On ne va pas changer le DESORDRE des choses, hein ?! »
*
A présent, j’aimerais vous parler de Rachid l’écrivain. Rachid Habbachi, il faut le dire, a un univers à part. Doué d’un immense talent littéraire, il s’est totalement voué à faire revivre une culture aujourd’hui quasiment disparue qui est celle de la région de Bône, avec ses différentes confluences, notamment pied-noir. Ce faisant, il s’est dédié à la promotion et à la défense d’une langue tout à fait spéciale, un français créolisé, et, ma foi, absolument succulent. Il s’agit de ce français pied-noir de l’est algérien qu’on appelle le « tchapagate », et qui fait pendant au « pataouète », le français pied-noir algérois. Oui. C’est cette veine-là qui a décidé à sortir de sa bouteille le djinn prosateur qui sommeille en lui. « Ma passion pour l’écriture tient en premier lieu au fait que, sans vouloir me vanter, j’ai toujours été bon en français. Entre guillemets, j’ai fait la nique à des Français et pas des moindre quand j’étais écolier » dit-il. Mais il a fallu attendre des années plus tard pour que l’écrivain se mette sérieusement à l’ouvrage. « Comme j’étais marchand de légumes à l’époque, je me mis à l’écriture. Et j’écrivais en tchapagate, dans la langue des pieds-noirs, quoi ! » Je lui demande à quoi tient ce nom étrange, et il m’explique, en citant un spécialiste adoubé par l’université de Rome, que cela avait à voir avec les premiers immigrés italiens qui s’étaient installés à Bône. Il me raconta que Rome, la ville éternelle, avait été à un moment donné, au 18ème ou au 19ème siècle, en proie à une invasion de rats, et les autorités engagèrent des « ramasseurs de chats » pour combattre les méchants rongeurs. D’ailleurs, je dois noter que « gate » en arabe signifie effectivement « chat », et que « tchapagate », si je devais oser une interprétation toute naïve fondée uniquement sur la signification des sons, pourrait phonétiquement résonner comme une déformation linguistique de l’injonction « ne tuez pas les gate », autrement dit, « ne tuez pas les chats ». L’expression étant évidemment italienne, je suis complètement à côté, je divague. Sauf que le sens général est à peu près celui-là. Ce sont donc ces mêmes « tchapalegato », ces « ramasseurs de chats », qui introduisirent cette langue qui était la leur, et qui se mélangea par la suite à l’arabe et au français pour donner naissance, plusieurs années plus tard, à ce sabir épicé. Dans l’un de ses ouvrages écrit en tchapagate, et dont le titre résume parfaitement la joyeuse étrangeté et les sonorités folâtres de cette langue, jugez plutôt : « Là où t’y as des mots, bessif t’y en as des gros », je lis en quatrième de couv’ : « Plein des pléonasmes, rien que des erreurs, de saint-axe et d’orthografle, aucun imparfait ni en dedans, ni en déhors le subjonctif avec, en plusse, un wagon des désaccords en dedans des verbes mariés à des impératifs passés qu’y se mélangent avec le présent. Tu ois, c’est tout ça le tchapagate, châtié et correct qu’il a fait par le verbe seulement et sans lettre à Arthur la réputation de Bône la coquette, c’est la meilleuse des langues que tu t’la parles comme tu t’la sens et si que par hasard, tu t’la sens pas, que t’y es enrhumé, t’en fais pas va ! C’est les z’aut’ qui’y s’la sentent pour toi alors, n’as pas peur, tu te respires un bon coup et juste avant que tu t’affogues, tu te lâches le premier mot, comme ça, d’un coup, comme tu fais avec un schkoll quan c’est que tu veux t’empogner quèqu’un et laisses que les z’aut’ y suivent dedans ces mots où bessif, t’y en as des gros. » T’y t’la sens quèque choz’ ? Non ? Alors, je vais devoir te livrer une autre définition du tchapagate, du même Habbachi, mais dans un style on va dire…plus conventionnel, et cette fois, bessif t’y vas comprendre. Dans le même opus que je viens de citer, il y a une partie (peut-être un livre à part ?) intitulée : « Le Cyclope y dit » où l’auteur donne tout un glossaire du vocabulaire tchapagate. A la lettre « t », il définit le tchapagate comme suit : « Le langage bônois est plus qu’un parler. Il est assimilable à une véritable culture tant il a su puiser dans les langues, les idiomes, des dialectes connus ou inconnus une quantité extraordinaire de règles grammaticales qu’il a reléguées au placard pour les faire briller de leur absence, absence érigée elle-même au rang de règle. On a bien dit qu’avec notre tchapagate, on pouvait se permettre de faire revenir La Fontaine dans de l’huile d’olive avec une pointe d’ail et une cuillerée d’harissa. Et dire qu’il en est encore qui le confondent avec le pataouète. »
Rachid Habbachi me confie qu’il prend un malin plaisir à puiser dans les trésors de la culture populaire : « Le véritable Algérien, même s’il est illettré, il est philosophe. Moi, j’ai appris beaucoup de choses avec les illettrés. J’ai connu des poètes dans l’oralité. Des poètes magnifiques. Demandez à celui-là de répéter cinq minutes après, ce qu’il a dit, il en est incapable. » Gouailleur, narquois, pittoresque, tous les adjectifs de la famille du « truculent » et du « savoureux » ne suffisent pas pour dire la richesse et la gaieté de cette langue, et rendre justice à cette œuvre délectable et la veine jubilatoire de son auteur en qui je découvre un grand maître du calembour et du jeux de mot, moi à qui l’on a tellement reproché – et l’on continue – d’user de ces libertés de la langue. Il est, par ailleurs, remarquable de découvrir dans cette œuvre des performances linguistiques plus étonnantes que celles des meilleurs rappeurs et des meilleurs slameurs d’aujourd’hui. Qui plus est, Mohamed Rachid Habbachi réalise la prouesse de jongler avec les mots dans une langue peu écrite, presque totalement orale ; une langue qui tend à disparaître avec la disparition de l’héritage pied-noir.
Où peut-on acquérir les livres de Rachid Habbachi ? C'est là que le bât blesse. « On ne peut pas trouver mes bouquins, malheureusement » se désole-t-il. Rachid est vraiment un écrivain courageux et pugnace, lui qui, depuis l’an 2000, et narguant la désaffection des éditeurs, publie ses ouvrages à compte d’auteur. « C’est moi qui compose, fais la mise en page, dessine, imprime, relie, fais tout ! » dit-il, presque à regret. N’était sa générosité, je n’aurais point eu le bonheur de goûter à ces précieux opus. Rachid Habbachi compte au jour d’aujourd’hui quatre ouvrages publiés, à l’actif de sa bibliographie personnelle. Ils sont tous écrits en tchapagate ou presque, et ont tous peu ou prou le prodigieux humus bônois comme cadre. De sa prolifique production, retenons « Des bônnoises…à de bon », « Les Bônoises d’après », « Un schkoll dedans la tête », (schkoll signifiant cailloux) et « Là où t’y as des mots, bessif y’y en as des gros ». Outre ses activités littéraires, Rachid Habbachi collabore à une gazette paraissant sur le Net qui s’appelle La Seybouse (www.seybouse.info/ ) dirigée par Jean-Pierre Bartolini, un ancien pied-noir bônois. Elle doit son nom à la rivière qui irrigue la région de Bône.
« J’ai édité mon premier recueil « Les Bônoises d’après » à compte d’auteur parce qu’il n’y avait pas moyen de faire autrement. L’Algérie, il ne faut même pas y compter. On va me parler de nostalgie, tout ça (comprendre : nostalgie de l’époque coloniale). Quand un pied-noir dit « oualou », « Aboublèche », où est-ce qu’il est allé chercher ça ? Dans la langue arabe, évidemment. Donc, cette culture nous appartient autant qu’elle lui appartient. J’ai ainsi sorti à mes frais ce premier recueil, ensuite, j’ai publié un autre recueil que j’ai appelé « Des Bônoises…à de bon », c'est-à-dire les vraies Bônoises, quoi. J’ai beaucoup lu Edmond Brua et ses fameuses « Fables Bônoises ». C’est un Philippevillois comme moi. Il est un peu trop littéraire à mon goût, il fait référence à Voltaire, tout ça, alors que le tchapagate, lui, ne connaît ni Voltaire ni Azrine. Il va te dire qu’est-ce que c’est que cette terre qui vole ? Après, j’ai fait éditer un autre recueil, toujours à compte d’auteur, beaucoup plus élaboré que le premier, avec plus de littérature ».
Echaudé, Rachid Habbachi change de stratégie : « Par la suite, je ne te cache pas, je montrais mes bouquins à un cercle restreint de pieds-noirs que je rencontre une fois l’an à Uzès, dans le Gard. » Rachid me raconte alors, par le menu, avec son verbe généreux et ses yeux vifs et pleins d’enchantement, cet événement qui se tient une fois l’an dans la ville d’Uzès, et qui réunit toute la tribu tchapagate, en évoquant l’ambiance des retrouvailles colorées entre anciens Bônois. « Uzès est située près de Nîmes. Beaucoup de pieds-noirs s'y retrouvent une fois pas an, et les Bônois s'y donnent rendez-vous à cette occasion. » Que fait-on exactement lors de cette rencontre festive, demandé-je à Rachid ? « Ce qu’on fait ? On « célèbre » la Saint-Couffin » rigole-t-il, avant de m’expliquer : « Tout le monde ramène un couffin chargé de victuailles. On met tout sur la table et on fait ripaille. On mange et on boit à volonté. Moi, comme je suis très connu dans le milieu Internet, je suis invité un peu à toutes les tables. Le webmaster, le rédacteur en chef de la gazette (Bartolini), lui, il me kidnappe littéralement. La fête dure une journée. Ça commence le matin, très tôt, et ça se termine au crépuscule. Il y a pas mal d’animation, il y a un orchestre, des interventions, des discours, tout le monde se prend la pêche, mange plus que de raison, boit beaucoup, et l’on s’amuse ainsi toute la journée. »
Rachid Habbachi organise depuis 2005 des « pèlerinages » de pieds-noirs à Bône, Hippone ou « Annabône » comme il l’appelle dans l’un de ses textes, contraction de l’ancienne et de l’actuelle ville, mais toujours coquette bien sûr, quelle que soit « l’orthografle », l’époque ou la dénomination. « Tous les ans, une bande de Bônois se déplace sur Bône. Je suis à l’origine de cet « exode ». Au début, on me disait « tu y vas, tu n’as pas peur ? » Mais de quoi j’aurais peur ? J’ai vécu les années les plus chaudes en Algérie et je n’ai pas eu peur, et vous voulez que j’aie peur maintenant que ça s’est arrangé ? Les premiers se sont déplacés en 2005, ensuite il y a eu un autre groupe en 2006 et un autre en 2007. Le 9 avril, il y a eu encore un groupe qui devait débarquer là-bas. » Expliquant ses motivations, Rachid Habbachi plaide pour la réintégration de l’héritage pied-noir dans le spectre culturel algérien, avec toutes ses composantes qui en font la diversité et la richesse. « Je voulais renouer les liens. Certes, l’histoire, on ne peut pas l’oublier, mais il faut tourner la page. » dit-il. « Quand tu vois des gamins de 10 ans qui ont quand même subi un lavage de crâne, qu’on le veuille ou non, et qui, quand ils les rencontrent dans la rue, leurs lancent bienvenue chez vous, franchement, ça fait plaisir. Ça prouve que l’Algérien est hospitalier. Il peut souffrir à mort mais il tourne la page. Sans oublier. »
Rachid devait rentrer à Bône le lendemain de notre entretien. Je l’ai laissé préparant son voyage. Il était heureux comme un gosse de retrouver la ville de ses amours. Je me risquai à lui demander indiscrètement quel était son chantier littéraire du moment ? « J’ai beaucoup de choses encore en instance » me dit-il, avant de me confier : « En ce moment, je suis en train de faire une étude comparative entre la langue de « Mon-Lierre » comme je l’appelle et la langue de « Mon-Palmier ». C’est un essai où j’assimile la langue française à un lierre qui grimpe au palmier. Et le palmier qui dit en substance au lierre : si je n'étais pas là pour que tu t’agrippes à mes palmes, tu n’aurais pas existé. »
Mustapha Benfodil
Post-scriptum:
1)- J’aimerais reproduire ici un poème que Rachid Habbachi a eu la bonté de m’offrir, un poème écrit, une fois n’est pas coutume, dans la langue de Molière.
Ma vie, méandres
J’ai vécu ma vie à l’envers
Et vécu mes cuites de travers
Mêlant mes années aux alcools
Pour un résultat pas toujours drôle
Fait d’échecs et de réussites
Intimement liés dans une suite
Sans variations
Comme dans le thème d’une mauvaise chanson
J’ai bien tenté une vie à l’endroit
Mais à chaque fois
Je me suis heurté de front
Au difficile choix des tons
Où les bleus, trop anciens
Ne rimaient plus à rien
Car ils faisaient tache d’huile sur une mer
Couleur d’hématome, azur de misère
Et puis, un jour, j’ai réalisé
Que tout avait changé
La vie avait suivi son cours
Et je n’avais rien fait pour
La suivre dans ses méandres
Où tout est bon à prendre
Le beau comme le laid
Le bon comme le mauvais
Et faire ensuite la part des choses
La vie étant belle
Même si elle n’est pas toujours rose.
Rachid Habbachi
2)- Je reproduis également, ci-après, une lettre entièrement écrite en tchapagate, que Rachid m’a adressée pour me livrer ses sentiments suite au café littéraire de la soirée du 18 mars où nous nous sommes rencontrés.
A la rencont’ d’un artiste du côté d’à chez nous z’aut’
« Tu ois pas, ô beurre, l’aut’ jour, j’étais à la maison en train de lire ça que moi j’l’écris et que toi tu le lis comme un « schkoll dedans la tête » que bessif, c’est toi que tu l’as et t’y as remarqué que j’ai pas dit chez moi pasque, comme tu sais, chez moi c’est à Bône. Comme j’te disais, y’alors j’étais à la maison quan le téléphone y se met à sonner ; eh ouai ! j’ai le téléphone, le portable et l’insupportable, çui-là qu’il est fixe et qu’y sonne quan t’as pas l’envie.
Le téléphone y sonne donc et y a une voix en pur patos qu’elle me parle en dedans pour me dire si que par hasard, j’voudrais pas assister à une soirée qu’elle est animée par un auteur (rien que t’y arrêtes, t’y as là ni quillage et ni baliyage et encore moins les bizagates) qu’il est en même temps journalisse, poètre, drame arthur et en plusse, tiens-toi bien, y nous vient à tout droit, de là-bas, d’à chez nous z’aut’mais oilà, il est d’Alger, le pauv’, il est pas de Bône m’enfin, je m’ai dit qu’à défaut des merles, on va se contenter des perdrix. Et j’ai été à cette soirée ousque, j’ai pas l’habutude d’y aller. Purée de baouèle, tu vas pas croire dès ! J’ai pas regretté le déplacement à la bibliothèque (là, t’y auras jamais une fôte d’horthographle à cause qu’avant d’écrire le mot, je jette un œil par la fenêtre et il est écrit en gros à l’entrée du bâtiment que j’te parle) qu’elle est ) qu’elle est seulement à vingt mètres de la maison qu’encore une fois, c’est pas mon chez moi.
Ce Monsieur avec une lette que bessif elle re vient majuscune, y nous a parlé de son oeuv’, la rome antique (non, pas la ville éternelle) et aussi la poésique et même si que j’ai pas tout compris de ça qu’il a dit à cause que comme tu sais, ma comprenance elle est difficile, j’ai qu’à même aimé pasque tout ça qu’il a dit, y te touche à ce madone de beau pays qu’à tous, y nous donne du chaud au cœur.
Cet auteur, qu’allez ouah ! Je vais dire le nom pour pas qu’y en a qu’y vont aller chez Tadeau sans connaîte et rester joubasses ; j’ai parlé de Mustapha Benfodil et si que tu le connais pas, c’est pas ma faute si qu’en dedans ta cervelle, t’y as un casier de vide et si que tu veux l’remplir des soges qu’elles veulent dire quèque soge, vite fait, bien fait, tu t’lis au moins « Archéologie du chaos (amoureux) » et me demande surtout pas pourquoi l’amoureux il est entre tarentaises. Si que, par le plusse pire des z’hasards tu comprends rien pasque c’est pas écrit en tchapagate mais en dedans la langue de « Mon lierre », tu fais ni une ni deux, tu t’l’anvites chez toi pour la fin d’la semaine et là, y se f’ra un plaisir de s’espliquer ça que toi tu l’auras pas compris c'est-à-dire tout le liv’. »
Rachid Habbachi
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