samedi 5 avril 2008


Un haïku pour Chenôve




Vendredi 4 avril 2008. Troisième séance de l’atelier d’écriture « Médias Fictions ». Pour l’épisode d’aujourd’hui, j’ai suggéré à mes chers auteurs en verve de travailler à partir de l’exposition Ligne de Mire qu’abrite l’Espace Culturel jusqu’au 12 avril (vous devriez d’ailleurs vous hâter de la visiter pour ceux qui ne l’ont pas vue). Le fait est que le travail de Fred Gagné et Hervé Scavone n’a eu de cesse de m’interpeller tant par son originalité et sa force esthétique que par la multitude d’interprétations qu’il propose. Pour tout dire, c’est un matériau vraiment précieux pour quiconque s’ingéniant comme moi à explorer de nouvelles pistes d’écriture et de nouveaux « gisements » d’inspiration.

Je conviai ainsi les participants à prendre place à l’Espace culturel au lieu de la section jeunesse où nous avions pris coutume de nous retrouver. Je remarquai en cette troisième séance qu’il y avait une nouvelle tête en la personne de Anne-Lise, tandis que d’autres avaient disparu, les unes pour des empêchements personnels, les autres parce que pour elles, l’aventure s’arrêtait là. J’avais sciemment expliqué dès la première séance que l’atelier fonctionnait en modules indépendants les uns des autres et que l’on pouvait y faire un tour juste par curiosité sans que cela vous oblige à quoi que ce soit. Je me réjouis d’ailleurs qu’il y ait un nombre croissant de fidèles, déterminés à mener cette aventure expérimentale jusqu’au bout. Je salue leur assiduité.

Le principe pour cette séance était simple : il s’agissait de déambuler à travers les œuvres plastiques ainsi offertes et de s’abandonner à nos premières impressions et leur chaîne d’évocations. Le deuxième moment de cet atelier consistait à dresser chacun une liste de mots suscités sur le mode de l’écriture automatique. Les deux premières séances, nous avons travaillé à partir de fragments de journaux, des coupures de presse représentant des fragments de Réel que nous nous proposions de transformer en objets fictionnels, en récits colorés. Là, ce à quoi nous avions affaire, c’était plutôt des « fragments de Chenôve », un « concentré de Chenôve », ce qui nous offrait une matière idoine pour un reportage intimiste où il était question de traquer le réel non pas sur le terrain mais par le prisme de ce faisceau d’images à travers lequel la ville nous était restituée avec panache. On dit souvent que le reportage est le plus littéraire des genres journalistiques ; aussi me paraissait-il intéressant de s’y frotter, fût-ce d’une façon indirecte, détournée. Le but du jeu dans un premier temps était juste de recueillir un matériau brut par le moyen de l’observation. D’ailleurs, dans toutes les écoles de journalisme, on vous apprendra que l’observation représente 50% du reportage. Le deuxième moment de l’exercice consistait, comme avec les coupures de presse, à transcender ces « lambeaux de réel » et les recomposer sur fond d’une nouvelle trame faisant la part belle à la fiction, à la fantaisie, à l’imaginaire, et par-dessus tout, à la subjectivité et à la sensibilité personnelle, seuls gages d’une écriture véritablement nôtre. A un niveau, disons…« subliminal », le but ultime de l’exercice, dois-je le souligner, était de s’imprégner des ambiances de Chenôve et de faire le plein d’inspiration en prévision de l’écriture d’une nouvelle pour notre livre collectif dont j’avais parlé précédemment en introduisant cet atelier : « Le Roman de Charcot ».

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A première vue, devant un tel florilège d’images, de signes, de tons et de couleurs, véritable forêt de signifiants, l’exercice pouvait confiner au blocage sémantique. Mais, comme je le disais, ma consigne était simple : promener nonchalamment son regard en s’attardant sur les petits détails sans en dédaigner aucun, fût-il anodin. Les participants se laissèrent ainsi entraîner par ce flot de stimuli, n’hésitant pas à baigner dans cet univers bigarré où l’humain et l’urbain s’entrelaçaient dans un mouvement syncrétique saisissant. Pour ceux qui n’ont pas connaissance du contenu de cette remarquable œuvre plastique, le peintre Fred Gagné et le photographe Hervé Scavone proposent de fixer sur leurs toiles différents visages de Chenôve, qu’il s’agisse de visages humains ou de séquences de la vie quotidienne : scènes de marché, des gens devisant allègrement dans leur jardin, d’autres qui jouent aux boules, des jeunes qui vaquent à leurs petits jeux badins, le tout travaillé avec des techniques mixtes mêlant coloris et photographie et emballé de rythme kaléidoscopique à vous donner le vertige. D’ailleurs, on peut voir défiler sur un écran des clichés de Scavone, et sur la scène sont étalés des photos imprimées, jetées en vrac autour d’un banc public. Les fresques de Fred viennent faire fondre tout cela dans une « pâte de vie colorée », habilement maillée à travers un chassé-croisé de constructions improbables.

Après une vingtaine de minutes, nous nous retrouvâmes à nouveau pour un petit brainstorming à partir de nos listes de mots respectives. L’objectif était de « mettre en commun » les impressions ainsi recueillies pour augmenter notre potentiel d’imagination collective. Marie-Luce nous honora à l’occasion d’un bouquet de mots surprenants comme « multitude et solitude », « empilement de souvenirs », « la vieillesse tranquille ». A ce stade de l’expérience, il ne restait plus qu’à passer à l’acte : écrire quelque chose à partir de cette archéologie du quotidien. Chacun s’installa dans un coin et lâcha bride à sa prose. Une farandole de textes s’ensuivit, et le résultat fut tout simplement étonnant. Anne Philippe ouvrit le bal avec un sublime haïku (genre littéraire japonais consistant à composer un petit poème en cinq pieds) avant que les autres, vainquant peu à peu leurs réticences, lui emboîtassent le pas jusqu’au tour de Patrice qui nous gratifia d’une démonstration magistrale d’analyse iconographique à partir d’une photo sibylline.

Au final, la moisson fut à la hauteur du challenge : prodigieuse. Je me ferai un plaisir de partager avec vous cette belle mosaïque de textes que je publierai dans ce même espace dans les tous prochains jours.

Bravo l’équipe ! Je suis très fier de vous.

Mustapha Benfodil

jeudi 3 avril 2008



MATHIEU PERCHEMINIER

Le Décrypteur des banlieues


Grand gaillard aux yeux clairs, en jean, baskets et blouson noir, une petite main de Fatma en guise de pendentif, cadeau d’un voyage au Maroc : c’est Mathieu. Mathieu Percheminier. Profession : agent de développement local, chargé des relations avec les habitants du Mail. Il occupe un petit bureau au pied de l’une des deux tours Renan, précisément au n°10 de la rue Renan. C’est là d’ailleurs qu’il aura l’amabilité de me recevoir. Les murs de son bureau sont tapissés de photographies urbaines, des photos aériennes du Grand Ensemble et son labyrinthe d’immeubles. Sur l’un des murs, ce slogan : « Chenôve Change ». C’est le mot d’ordre du Programme de Rénovation Urbaine au titre duquel Mathieu a été recruté en octobre 2007.

Mathieu habite à Dijon mais c’est à Montereau, en Seine-et-Marne, qu’il est né un beau jour de 1982. Il s’est très vite intéressé à la vie des banlieues et à l’univers des jeunes, à ce qu’on appelle les « cultures urbaines », aux violences qu’on y associe (souvent à tort) et à toute cette sociologie des quartiers qui aurait fait le bonheur d’un Pierre Bourdieu, cet intellectuel empirique si attentif aux pulsions et aux convulsions de la société profonde et aux mouvements de ses couches les plus actives. Mathieu fait son lycée à Sens, en Bourgogne, passe un bac lettres et s’inscrit à la fac d’histoire de Dijon. Il fait une maîtrise d’histoire contemporaine et réalise un mémoire de 430 pages sur la ZUP (Zone d’urbanisation prioritaire) de Montereau. Ainsi, il annonce d’emblée la couleur. « C’est pour cela que je maîtrise le sujet » sourit-il, car Mathieu me gratifiera d’un exposé exhaustif sur l’histoire des banlieues et des révoltes des cités. Il enchaîne sur un DEA consacré aux violences urbaines et la musique rap. Le fait est que le raccourci l’agace, celui fait un peu facilement entre rap et incendies de voitures. « On entend souvent les politiques établir un lien entre rappeurs et violence. Pour moi, ce sont deux formes particulières d’expression politique dont les jeunes se servent pour faire passer un message fort à la société » dissèque-t-il.

Pendant ses études, Mathieu s’est fortement imprégné des problématiques urbaines pour ainsi dire in situ, en faisant de petits boulots dans les quartiers populaires de Dijon, particulièrement ceux des Grésilles et à Longvic. Il fera de l’accompagnement scolaire comme prof de français au profit d’enfants en difficulté ou encore assistant d’éducation. Dans le même esprit, il collabore à un « mini-journal de quartier » comme il dit baptisé Zink, du côté de Roanne. Il écrit aussi des articles pour d’autres journaux sporadiques. Après un master d’études en politique urbaine, notre brillant historien du quotidien est embauché par la mairie de Chenôve dans le cadre du programme de Rénovation Urbaine (P.R.U.). Il connaissait déjà Chenôve auparavant. « J’avais même fait un peu de foot dans un club d’ici » confie-t-il.

En quoi consiste exactement son job ? « Je reçois les habitants du quartier du Mail et discute beaucoup avec eux à propos de la rénovation du quartier. Il s’agit également pour moi de soutenir et d’accompagner les initiatives locales, du genre créer des associations, les aider à émerger, à aboutir » explique Mathieu. Concrètement, sa mission est d’assurer une connexion permanente entre la population du quartier et le pôle institutionnel en prévision des transformations que le quartier est appelé à connaître dans le cadre du P.R.U. Le programme prévoit une résidentialisation des tours du Mail ainsi que d’autres bâtiments HLM, l’aménagement des abords des immeubles et la requalification de l’ensemble du quartier. En somme, il est question de restructurer tout cet espace à forte densité démographique où vivent les deux tiers de la population de Chenôve estimée à 17 000 habitants, soit quelques 11 000 locataires, dans un périmètre représentant 12% du territoire urbain de la ville. Autre mission clé de Mathieu : participer à l’élaboration de la Charte de Gestion Urbaine et Sociale de Proximité. Son objectif ? Améliorer le quotidien des pensionnaires du Grand Mail. « Il faut que cela corresponde à la vie des habitants en termes de liens sociaux » dit-il. D’un autre côté, Mathieu travaille énormément avec les jeunes. Il les conseille, les encadre, essaie de les orienter vers des activités qui correspondent à leurs attentes, et ce, en collaboration avec la MJC.

Me faisant profiter de ses lumières, Mathieu me brosse un succinct tableau historique sur la naissance des ZUP en France en général et à Chenôve en particulier. J’apprends qu’après la Seconde guerre mondiale, il y a eu une forte crise du logement en France due à la destruction de villes entières. « Il a fallut construire vite pour accueillir ces flux de population auxquelles, au début des années 1960, venaient s’ajouter les rapatriés de la guerre d’Algérie. Il y a eu 200 ZUP construites depuis 1958 » dit-il. Chenôve devait ainsi accueillir la plus grande ZUP de la Côte d’Or, ajoute Mathieu. Côté immigration, il y a eu d’importants flux migratoires d’origine européenne en premier lieu, dont beaucoup de migrants portugais et d’autres en provenance des pays de l’Est. L’immigration maghrébine a vite suivi. A Chenôve, elle est à dominante marocaine. Quant à la communauté africaine, elle est tardive. La mobilité sociale a fait que les classes moyennes quittèrent progressivement les immeubles HLM au profit d’une population immigrée de plus en plus hétéroclite et essentiellement ouvrière. Ces gros mouvements démographiques et la construction du Grand Ensemble ont modifié en profondeur le visage de Chenôve et restructuré complètement la ville.

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Les violences qui avaient secoué Chenôve dans les années 1990 n’étaient pas les premières émeutes de banlieues, loin s’en faut, explique Mathieu. Pas plus que les révoltes des jeunes qui avaient embrasé toute la France en novembre 2005 ne relevaient de la « génération spontanée ». « Les premières révoltes des banlieues en France ont éclaté en 1981 à Vénissieux, dans la banlieue de Lyon » dit Mathieu. « L’exclusion sociale, le racisme, la discrimination à l’embauche avaient poussé plusieurs fils d’immigrés à se soulever » ajoute-t-il. Ces soulèvements ont conduit deux ans plus tard, poursuit Mathieu, à la « Marche des Beurs » en 1983, dite aussi « la Marche pour l’égalité », un haut moment d’activisme civique pour faire aboutir les revendications des populations des cités. Maîtrisant parfaitement son sujet, Mathieu rappelle que les événements les plus chauds qui avaient secoué Chenôve dans les années 1990 coïncidaient à peu près avec une autre vague d’émeutes qui éclata entre 1990 et 1992 en région parisienne, à Mantes-La-Jolie, Sartrouville et ailleurs. « Avant, on surnommait le Quartier des Fleurs la Petite Palestine » résume Mathieu. « C’était un quartier assez dur. La police avait des difficultés pour intervenir. »

Aujourd’hui, le quartier s’est sensiblement calmé même si une certaine « mauvaise publicité » le poursuit comme une tache indélébile. Mathieu me fait une visite générale du quartier en m’expliquant les mutations qui y ont été introduites. Méthodiquement, on procède à la « déconstruction » du gigantesque bloc de béton d’avant pour aérer un peu, créer des espaces, dégager un peu de lumière en offrant aux habitants l’opportunité d’entamer une nouvelle vie loin des ghettos urbains. La destruction de l’immeuble Péguy a permis de créer de l’espace autour du centre commercial Saint-Exupéry. De nouvelles infrastructures ont vu le jour un peu partout. Aux abords des immeubles, on a créée des petits jardins, des espaces ludiques pour les enfants. Une maison de la Justice et du Droit par laquelle je passe tous les matins a pris pied en face d’un commissariat de proximité. Des maisonnettes en bois semblables à des chalets norvégiens ont poussé rue des Narcisse où je loge, donnant un avant-goût du quartier métamorphosé. Depuis que je vis dans le quartier, j’avoue que je baigne dans une paix totale. Sous les halls des immeubles, parfois, je croise des jeunes qui glandent sans faire d’histoires pendant que d’autres font du rodéo motorisé. Mais l’ambiance est bon enfant. Mathieu qui connaît intimement le quartier parle de petits problèmes de toxicomanie, phénomène universel, du reste, de Jakarta à Alger. « Il y a aussi le chômage qui persiste » ajoute Mathieu. Pourtant, si l’on doit se référer aux émeutes de 2005, Chenôve, pour ce qu’elle représentait, n'a pas connu de grandes vagues de violences. « Il n’y a eu qu’une vingtaine de voitures brûlées » affirme Mathieu.

Question participation politique, il y a encore du travail. « Ce sont des quartiers qui votent très peu. Ils ne se sentent pas représentés. Même si l’immigration est forte, sa représentativité en termes de visibilité politique est faible » analyse Mathieu, avant de lâcher : « Ce n’est pas parce qu’il y a Rachida Dati et Fadéla Amara au gouvernement que le problème est réglé. Sarkozy les a intégrées par calcul. » Je l’interroge justement sur le fameux Plan Banlieues de Fadéla Amara. Mathieu est catégorique : « On a fait des plans pour les banlieues depuis les années 1980 et ça n’a rien changé pour la simple raison qu’on n’a pas affaire à un problème de quartiers mais de société. Ce n’est pas non plus un problème ethnique, il est social. Il y a une vraie crise de société et d’autres émeutes ne sont pas à écarter. » Pour lui, la population des banlieues subit doublement la cherté de la vie, dénonçant la structure foncièrement « inégalitaire » de l’équation, à fortiori dans un schéma de type libéral. « Ceux qui vivent dans les ZUP sont à l’écart des dynamiques économiques, de l’ascenseur social, du plein-emploi. Le chômage approche les 40% pour les moins de 25 ans alors que le taux moyen en France est de 8%. Ici, beaucoup de jeunes ne sont pas diplômés. Le marché de l’emploi n’est pas favorable pour eux. Ajoutez à cela que leur lieu d’habitation les défavorise, Chenôve continuant d’être stigmatisée comme une banlieue à problèmes. Les jeunes font de l’intérim, du travail précaire. La précarité ici est réelle. » décrypte-t-il. Mais tout n’est pas noir suggère Mathieu. La donne est en train de changer. Il en veut pour preuve l’inscription massive des jeunes des cités sur les listes électorales à la dernière présidentielle. Pour lui, cette élection a été un tournant. « Ce sont les élections présidentielles de 2007 qui ont provoqué ça. Le fait est que Sarko est l’ennemi public n°1 dans les quartiers depuis qu’il les a traités de « racailles » et menacé de les « nettoyer au Kärcher ». Du coup, les jeunes se sont inscrits massivement et voté en majorité pour Ségolène Royale. »

Je l’interroge sur ce qu’évoque pour lui la disparition de l'immeuble Charcot. « La destruction d'immeubles, c'est toujours un traumatisme, surtout pour ceux qui y vont vécu" rétorque-t-il. "Ce sont des repères qui s'écroulent. Mais c'est positif malgré tout. Le cadre de vie des habitants va être amélioré. Un véritable centre-ville va être créé. Et il faut inévitablement passer par là. Je connais bien cette question. A Montereau, déjà neuf bâtiments ont été détruits dont les quatre tours Lavoisier qu'on appelait Les Mastodontes de Seine-Et-Marne tellement elles marquaient le paysage. Il est vrai que sur le coup, il y a eu des larmes, mais aujourd'hui, les gens apprécient que ces tours aient disparu pour laisser la place à de futurs pavillons."

Mustapha Benfodil

mardi 1 avril 2008


MOHAMED BELAHCENE

La mémoire de Charcot


Mohamed Belahcène est arrivé en France en septembre 1954 à l’âge de 20 ans pile. Né en 1934, il a aujourd’hui 74 ans, dont cinquante-quatre passés dans l’Hexagone, soit l’équivalent de deux générations d’immigrés. Il faut dire qu’en dépit de ses cheveux blancs, il ne fait guère son âge avec son visage pimpant et presque sans rides.

M.Belahcène est né comme moi, dans l’ouest de Algérie, dans un village du nom de Ouled-Farès, département de Chlef, anciennement Orléansville. Chlef est à 200 km à l’ouest d’Alger et doit son nom au fleuve qui irrigue la vallée du Chélif. C’est le plus long fleuve du pays. Si elle est connue pour être l’une des plus fertiles d’Algérie, la région est aussi renommée pour sa forte activité sismique. En 1954, un violent séisme avait ébranlé Orléansville, faisant des milliers de victimes. Le 10 octobre 1980, la terre a récidivé avec un séisme de magnitude 7,5, faisant 3000 morts. Pour la petite histoire, après ce séisme meurtrier, le gouvernement algérien avait résolu de faire changer de nom à la ville par superstition. Car avant qu’elle ne s’appelât « Chlef » (au moment où, comme toutes les villes d’Algérie, elle changeait symboliquement de nom à l’indépendance du pays en 1962), elle avait troqué son nom français contre un nom algérien qui était Lasnam, mot dont la signification littérale est « statues », comprendre aussi « idoles ». Or, dans la tradition musulmane, la vénération des idoles est le summum de l’hérésie.

« J’ai vécu le séisme de 1954. C’était quelque chose de terrible » se souvient Oncle Mohamed. Il l’a échappée belle. On retient aussi que la même année devait éclater le 1er novembre 1954, lors de « la nuit de la Toussaint », la fameuse guerre d’Algérie. Mohamed Belahcène est arrivé donc en France deux mois avant l’autre séisme. « Je m’étais d’abord installé à Troyes avant d’aller à Dijon » raconte-t-il. « J’ai vécu quelque temps à Talant, puis, j’ai décidé d’emménager à Chenôve. J’ai vécu trois ans dans l’immeuble Berlioz avant de m’installer au début des années 1960 dans l’immeuble Charcot. Il venait d’être construit. J’y suis resté jusqu’à notre évacuation le 1er juin 2007 en prévision de sa prochaine démolition. Aujourd’hui, j’habite dans un bel F3 avec deux terrasses au 1er étage d’un petit immeuble sis rue Pierre Mendès France. »

Qu’est-ce qui l’avait poussé à quitter l’Algérie, lui demandé-je ? « La misère. Nous vivions une grande misère. Il n’y avait pas de travail en Algérie. Et puis, la solitude. Je me suis retrouvé seul, presque sans famille, sans personne, suite à la perte précoce de mes parents. Mon père est mort en 1939. Ma mère lui succéda en 1948. Entre les deux, j’ai perdu ma sœur qui était décédée peu de temps après son mariage » dit Oncle Mohamed. En 1960, il revient en Algérie pour se marier et repart aussitôt en France. En 1963, un an après l’indépendance, il revient de nouveau pour tenter de recommencer sa vie, transcendé par les espoirs de la nouvelle ère qui s’annonçait. Il fera vite de déchanter. « Je suis resté six mois en tout et pour tout. J’ai constaté que la situation ne s’était pas beaucoup améliorée. Il n’y avait toujours pas de travail. Il y avait un grand dénuement. Alors, je suis reparti en France. » Cette fois, pour de bon.

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Mohamed Belahcène passera l’essentiel de sa vie dans une entreprise de bâtiment en qualité de chauffeur convoyant des matériaux de construction. Il a aujourd’hui quatre enfants et six petits-enfants. « Ils sont binationaux. Ils ont tous la nationalité française, et ma femme aussi. Moi, je n’ai pas voulu la prendre. Je n’ai que la nationalité algérienne. Ce sont mes racines » dit-il. « Mais on est bien en France. On vit bien. Ni riches, ni pauvres. C’est vrai que les prix ont augmenté, surtout depuis le passage à l’euro, mais on ne se plaint pas. » Et de me lancer avec philosophie, en évoquant son affection pour ses deux pays, celui de ses racines, et la terre d’asile qui l’a accueilli, et qui a pansé sa solitude : « Une mère a enfanté, et une autre a éduqué » résume-t-il en une délicieuse parabole.

A la retraite depuis quelques années, Oncle Mohamed passe pas mal de temps à la bibliothèque municipale où il vient apprendre le b.a.-ba du Net auprès de Azzedine, en compagnie d’autres seniors, des immigrés maghrébins pour l’essentiel. « C’est surtout pour s’occuper et pour le plaisir » avoue-t-il. Il prend également des cours de français, lui qui parle pourtant un français plus qu’honorable. A présent, il s’apprête à faire un tour au pays avec sa femme. « Je vais régulièrement en Algérie. C’est vital. Le pays me manque. Mais comme je n’ai presque plus de famille, on va généralement chez la famille de ma femme. On reste vingt jours minimum, un mois, histoire de nous ressourcer. » Il se réjouit de l’amélioration de la situation au bled, un mérite qu’il attribue à Boutef, notre président. « Bouteflika a sauvé l’Algérie » proclame-t-il. Serait-il prêt pour autant à rentrer définitivement au bercail ? « Non. C’est trop tard » confie-t-il avant d’ajouter : « Tous mes enfants et mes petits-enfants ont leur vie ici et je veux rester auprès d’eux. »

Comme je le disais, Oncle Mohamed a passé trente-six ans (« et demi » précise-t-il) comme locataire de l’immeuble Charcot. Programmé pour être démoli le 17 avril prochain, l’immeuble ressemble aujourd’hui à un gruyère. « Ils l’ont plumé » lance M.Belahcène, peiné. « J’en garde de très bons souvenirs. Il y avait beaucoup de Français et relativement peu de Maghrébins. C’était l’entente parfaite avec les voisins. Jamais de dispute, jamais le moindre problème. » A l’évidence, cela lui fait quelque chose de voir le bâtiment ainsi dépecé, même s’il est ravi de sa nouvelle demeure. « C’est du béton mais cela me fait tout de même un petit pincement au cœur. C’est de la pierre, mais on s’y attache forcément. » dit Oncle Mohamed d’une voix émue.

Et pour lui témoigner sa gratitude à Charcot, Mohamed Belahcène a fait un geste très touchant à l’adresse du pauvre immeuble. « J’ai bien nettoyé l’appartement avant de le quitter. J’avais un flacon de parfum, alors, j’en ai mis partout. C’est la moindre des choses, lui qui a pris soin de nous pendant tant d’années. »

Mustapha Benfodil