jeudi 8 mai 2008


LA NOUVELLE DE ANNE PHILIPPE


Terre de Charcot


« C’était un jeudi, un froid matin d’avril. Une terrible implosion gronda dans le ciel et, en un battement de cil, Charcot s’évanouit dans un nuage de poussière… Lentement, les habitants de la ville que l’on appelait alors Chenôve, reprirent leurs esprits, réalisèrent ce qu’ils venaient de voir pendant ces quelques secondes de temps suspendu, laissèrent s’écouler leurs larmes ou éclater leur joie. Une période de leur vie était révolue et la chute du monstre de béton en symbolisait la fin. Tout à leur émotion, ils reprirent, en file indienne, le chemin de leur vie présente »…
Bouche ouverte, les yeux dans le vague, les enfants écoutaient l’aïeul. Ils s’étaient réunis, comme chaque soir, après le cérémonial des tâches quotidiennes, autour de S.A.J, ou Slimane Aït Joseph, si vous voulez lui donner le nom que la tradition a transmis.
Depuis quelques années, déjà, il s’installait dès la nuit tombée, au pied du cèdre. Il étalait sa natte, bien soigneusement, s’adossait à l’arbre, posait devant lui la caisse et en sortait, l’un après l’autre, les livres à l’aspect fragile. Certains avaient perdu leur couverture, d’autres des lambeaux de pages. On voyait combien leurs propriétaires successifs avaient tenté de préserver ce bien précieux à grands coups de papier collant, de coins cartonnés, mais leur décrépitude révélait leur âge.
Un à un, les enfants s’approchaient. Timidement d’abord, munis d’un coussin ou d’une natte, croquant dans leur gâteau de céréales, ils s’installaient confortablement à leur tour, formant un cercle autour de S.A.J. et se préparaient à l’écouter une partie de la nuit.
C’était un rituel, maintenant, depuis que la caisse de livres était arrivée entre ses mains. Il avait aussitôt tenu le rôle du diseur de récits communs, transmis de génération en génération, ou qu’il puisait dans les livres et dans sa mémoire, et dans la mémoire de la mémoire On raconte même qu’il y avait jadis un lieu, pas très loin du cèdre, au nord, où ces livres étaient vivants. Des hommes, des femmes, des enfants, venaient en ce lieu lire ces livres et se les échanger.
SA.J. racontait donc les histoires de ces anciens temps. De ses récits ressuscitaient les vies des anciens, des histoires d’hommes, de familles, au temps où tous vivaient dans des constructions en hauteur, les uns au-dessus des autres, les uns à côté des autres. Alors, les hommes se regroupaient selon leurs origines, on les distinguait : ils avaient les rites de leurs tribus, selon qu’ils venaient d’Afrique, d’Asie, d’Europe… Parfois, les familles se mélangeaient et cela aboutissait à de belles histoires d’amitié, mais cette évolution a été longue et douloureuse. Les récits de S.A.J. rappelaient aux enfants que le monde, même s’il était plus vaste était bien divisé.
Leur communauté actuelle résultait de nombreux métissages et les visages tendus vers le vieil homme portaient les traces d’une lointaine ascendance. Fatou-Li, Yasmine, Mehdi, Gabriel, Aimée, et les autres, frères et sœurs, de sang et de peur…
Leur société, d’ailleurs, n’avait que faire d’une quelconque appartenance à un groupe ethnique. L’enjeu vital monopolisait toutes les énergies et les adultes avaient trop à faire avec l’ennemi envahissant pour risquer de fissurer une solidarité maintenant établie ; le soir venu, ils se reposaient, épuisés par les luttes du jour ; et les enfants disposaient de quelques heures de calme consacrées aux récits de S.AJ., leur maître, leur modèle. Ils tiraient de ces heures sous le cèdre la leçon de leur vie future, ils y puisaient le courage du lendemain et leur sagesse d’enfants soucieux.
L’histoire préférée des enfants était celle d’un navigateur. Il aurait vécu bien avant l’ère des hautes constructions. Il construisait des voiliers et sillonnait les océans, moins étendus alors, à la recherche de nouvelles terres. Avec son équipage, il affrontait les eaux glacées des pôles, aux deux extrémités de la Terre.
Il n’était pas rare que l’on entende renifler lorsque S.A.J., la voix chancelante, en arrivait à la mort du navigateur. Celui-ci avait disparu avec tout son équipage en revenant d’une mission dans les eaux de l’Arctique, tout au nord de la terre, là où l’on pouvait voir dériver de grands blocs d’eau glacée. Seul un homme de l’équipage avait survécu et avait pu témoigner des derniers instants du navigateur. Celui-ci était resté digne et courageux devant la mort. L’homme avait notamment rapporté un épisode devenu célèbre. Voyant que la mouette recueillie par l’équipage et enfermée dans une cage allait périr noyée, le navigateur avait réussi à la libérer avant que le bateau ne s’écrase sur un récif particulièrement menaçant.
Ce navigateur se nommait Jean-Baptiste Charcot. Il vivait il y a cinq siècles et avait consacré sa vie à l’exploration des mers extrêmes et à l’observation des êtres vivants qui les peuplaient. Parmi les avancées qu’il avait offert à la science de l’époque, se trouvait une nouvelle terre, une île dans les eaux polaires, aujourd’hui disparue, qui a longtemps porté son nom. Il était si célèbre que longtemps après sa mort les hommes donnèrent son nom à l’une de ces constructions en hauteur où vivaient des familles.
Il y en avait plusieurs, à l’époque, de ces constructions et beaucoup portaient des noms d’hommes célèbres, des écrivains, des musiciens, des scientifiques ; d’autres avaient été gratifiées de noms de fleurs. Peut-être voulait-on persuader les hommes qui y vivaient que leur univers était fait d’harmonie et d’ouverture.
La grande habitation de Charcot se trouvait là, à l’endroit même où sont assis S.A.J. et les enfants, et déjà le grand arbre, le cèdre, veillait sur les habitants. Déjà, il offrait aux hommes un lieu de réunion, un appui à leurs existences, un réconfort dans leurs horizons de béton. On dit que lorsque les hommes ont commencé à démolir les hautes constructions et à quitter ces lieux où leurs identités se perdaient, le béton a été réduit en miettes mais le cèdre est demeuré, abritant longtemps les gravats dans lesquels les chats errants avaient trouvé un refuge à l’image de la communauté humaine qui venait de quitter les lieux. Et c’est depuis qu’il avait été contraint de cohabiter avec la haute construction, que le cèdre s’était mis à étaler ses branches vers le nord, vers la lumière, hors du périmètre ombreux de l’immeuble, comme on disait alors (on disait aussi « bloc », « barre », « achélèmes », « gratte-ciel » ou « tour » quand ils étaient très hauts… C’est ce que l’on lisait dans les livres de S.A.J.). Il avait conservé tout au long des siècles cet aspect penché, cicatrice de 40 années d’aliénation.
C’est un siècle après leur départ, enchaînait S.AJ., que l’univers des hommes avait commencé à se modifier. On les avait avertis, pourtant, ils ne pouvaient pas dire qu’ils avaient été surpris, qu’ils ne savaient pas, qu’ils ne pensaient pas que des prévisions aussi catastrophistes pouvaient se réaliser. Pourtant, des experts, mobilisés en cohortes, étaient intervenus et avaient parlé dans tous les médias que les hommes partageaient alors pour communiquer entre eux ; ils avaient prédits tels des Cassandres inspirés que la planète ne supporterait pas longtemps encore ce que les hommes lui faisaient subir. Ils s’étaient armés de chiffres, de graphiques, de cartes, c’était facile alors : des machines calculaient à leur place et produisaient des estimations de tous les phénomènes à venir.
Peine perdue ! La grande majorité des hommes étaient restés sourds. Ils avaient continué à exploiter et épuiser les ressources de la Terre. Ils avaient consommé et rejeté le fruit de leur consommation.
La terre, impuissante à écarter plus longtemps encore la chaleur des hommes, avait cédé. Déréglée, elle s’était laissée submerger.
Peu à peu, les glaces chères à Charcot s’étaient répandues dans les océans. Et des montagnes de glace, cela fait des quantités démesurées d’eau douce répandue dans l’eau salée. Et il n’y avait pas que les glaces des pôles, toutes les neiges éternelles avaient rejoint les océans, grossissant des flots déjà houleux. De plus en plus rapidement toutes les prévisions avaient été largement dépassées. De sept mètres par an, au temps du grand immeuble de Charcot, gagnés sur les terres habitées, on était passés à dix mètres, puis quinze, puis vingt. Les hommes avaient du quitter leurs terres, leurs patries : ils étaient devenus des réfugiés climatiques ; des rivages, des terres, des villes, des paysages avaient disparu, profondément engloutis. Inexorablement, la mer reprenait sa place et reformait une nouvelle géographie, comme une Pangée des temps modernes. Les fleuves n’avaient plus de delta où se jeter, ni même d’embouchure ; disparus, les estuaires, les abers ; envahis les fjords ; seules leurs sources procuraient encore une eau douce devenue rare et précieuse.
Le moindre îlot de terre, surnageant encore à la surface abritait une colonie humaine prête à l’abandonner lors d’une nouvelle grande marée, telle cette Terre de Charcot, ainsi baptisée par les ancêtres de S.A.J. Elle avait la superficie d’un ancien plateau et sur sa plage, abrité au creux d’une calanque, se dressait l’antique cèdre. Elle dissimulait des familles dans ses moindres recoins, entassées dans des cavernes creusées à même la roche ou des abris de planches, de rondins et de bois flotté. Chacun avait organisé sa vie du mieux possible et la solidarité régnait, indispensable à la lutte quotidienne contre l’eau montante.
Pourtant, le temps du départ était revenu. L’eau léchait maintenant les pieds du cèdre, plus habitué à la douceur de la pluie qu’aux agressions du sel. Il fallait se résoudre à abandonner ce lieu chargé d’histoires.
Pour les consoler, S.A.J. racontait aux enfants comment leurs lointains ancêtres avaient, eux aussi, un jour, rangé dans des cartons toutes leurs affaires, fait leurs adieux aux murs qui les avaient longtemps accueillis. Passés les premiers instants d’émotion et de détresse, à l’idée de savoir que leur univers s’envolerait en poussière, ils s’étaient apprêtés à réinvestir d’autres habitations, pas très loin, pour ne pas quitter le quartier, pour garder un œil sur les débris de Charcot. Déjà, ils avaient subi le déracinement même si leur ailleurs les comblait. Par la suite, au fil des siècles, c’étaient ceux d’en bas, de la plaine qui avaient fui devant la montée des eaux. Ceux-là avaient moins de chance, ils n’avaient pu emporter que l’essentiel, juste ce que les embarcations pouvaient charrier. Ils étaient arrivés par vagues sur le haut plateau et s’étaient entassés avec les autres dans les pauvres cabanes. Le plateau, autrefois si vert et ombragé, était dépouillé continuellement de ses arbres, par ces réfugiés, et la chaleur devenait insupportable.
Alors, ici aussi, il fallait envisager de partir, de se lancer dans la quête de nouvelles terres. Plus à l’ouest, peut-être, vers une montagne aux lacs profonds, ou au sud, là où l’on dit que les neiges furent éternelles. Après, il faudrait aller plus loin encore, tout au bout de l’Europe, vers l’Asie.
Un matin, ils devraient adresser un dernier adieu à leur Terre, avant de la voir elle aussi sombrer. Et le cèdre qui veillait sur Charcot et qui veillait sur le Temps déploierait ses branches une dernière fois comme une tulipe qui éclot, pour ouvrir ses larges bras verts au soleil. Ne resteraient plus qu’eau et lumière.


Anne Philippe

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