jeudi 8 mai 2008


LA NOUVELLE DE FATIMA ACHAB


Onirisme et réalité

C'était un jeudi, un inoubliable matin d'avril. Une terrible implosion gronda dans le ciel et, en un battement de cils, Charcot s'évanouit dans un nuage de poussière sous le regard embué de S.A.G.

" Dors Mohamed, demain inch'Allah, madame l'assistante nous emmène dans notre nouvelle maison, une grande maison ! Tu verras, on sera bien mon fils : tu auras une chambre pour toi et ta sœur. La dame, elle a dit que la maison est toute neuve, on sera les premiers à l'habiter, tu te rends compte ?

Babek (ton papa), il travaille dur et demain tu seras un homme oulidi (mon fils)! Tu aideras ton père comme un grand ? Tu sais oulidi, ton père il t'aime fort. Tu sais, il dit toujours : "mon fils, tu es comme mon frère qui n'est pas à mes côtés et comme mon père que je n'ai plus!"

Pour ton papa, la famille c'est important, tu comprends ? Il t'a raconté son long voyage avant d'arriver en France, ses misères laissées derrière lui, en Algérie, le pays où il est né, où nous sommes tous nés. Babek, il a tout fait pour qu'on soit réunis tous ensemble aujourd'hui. T'es content d'être avec ton papa maintenant ?

Demain, la dame, elle vient nous chercher tous avec ta sœur et on partira d'ici. La nouvelle maison, elle est belle et on habitera au 7ème étage, ça sera tout en haut. Et tu iras à l'école à la rentrée, la dame m'a dit que c'était juste à côté. T'as de la chance toi! Je t'ai déjà raconté quand j'étais petite, je marchais beaucoup pour aller à l'école. On traversait la forêt longtemps avant d'arriver à l'école. Toi, tu seras juste à côté, tu ne seras pas fatigué et tu travailleras bien, ya ouldi. Tu as vu, la dame, elle t'a donné un beau cahier, des stylos et un beau livre, un livre de contes…"

Je me suis endormie et peut-être maman n'avait pas fini.

Le lendemain, en me réveillant, j'entendais mon papa, il parlait à ma maman, la cafetière italienne sifflait et l'odeur du café nous embaumait. Je n'entendais pas ma maman parler, mais les bruits de tous ses gestes, ses pas, ses touchers. Elle était là avec papa. Je me suis retournée du côté du lit de ma sœur et Fatima avait les yeux ouverts. Elle attendait que je me réveille. On s'est fixé du regard et en même temps, on a bondi du lit. La dame allait venir nous chercher !

Dans la cuisine, papa s'exclama : "Oulidati (mes enfants), vous êtes réveillés ?" Il me frotta le dos, pris ma sœur Fatima dans ses bras et je rejoins maman qui me prit, elle aussi, fort dans ses bras tout en m'embrassant dans le cou.

Mes parents respiraient la joie, ils souriaient à tous et à tout. Avec Fatima nous étions heureux. Nous savions qu'il allait y avoir quelque chose de bien aujourd'hui et surtout que ça avait l'air important, cette nouvelle maison !

Maman nous apprêta comme elle l'avait fait quand nous étions partis en France, mais là, nous nous inquiétions moins avec Fatima, car elle ne pleurait pas. Oui, elle avait pleuré avant de partir d'Algérie, car il y avait sa maman qui ne venait pas avec elle. C'est ce qu'elle nous avait expliqué et souvent elle se rappelait et elle pleurait à chaque fois. Là, elle ne pleurait pas. Elle souriait, elle était belle. Elle avait tout préparé : les valises, les sacs et elle avait mis ses chaussures. Papa, il était descendu dehors, je crois qu'il attendait la dame.

Je me souviens que c'était long. Avec Fatima, nous étions impatients de voir avec papa, la dame revenir et notre devenir.

Je ne me souviens pas comment était la maison que nous avions quittée, à part qu'il y avait là-bas, à Dijon, rue Thurot, du parquet en bois qui craquait sous nos pieds et surtout il faisait plus froid et les toilettes étaient communes à tous les habitants, dans une cour en bas de l'escalier.

C'était fini tout ça ! C'était drôlement mieux cette nouvelle maison. Avec Fatima, nous étions affamés d'espace et là on ne pouvait rêver mieux. Maman, tous les jours, elle l'habillait, la réchauffait. C'est vrai, habiter tout en haut c'était génial. Nous regardions la vie d'en haut et d'en bas. La famille Charcot s'agrandissait tous les jours jusqu'à se remplir à souhait.

Nous n'avions plus le parquet bruyant, mais nous étions toujours aussi bruyants. Souvent papa et maman nous rappelaient à l'ordre et au respect de nos voisins du dessous et du dessus.

Hors école, nos modules "Citoyenneté" et "Bien vivre ensemble" on les a appris dans notre cage d'escalier, puis celle d'à côté et plus on grandissait, plus notre périmètre s'élargissait.

Maman recevait souvent des dames à la maison qui lui apprenaient à s'orienter dans sa ville, dans sa vie. Après chaque passage de ces dames, avec Fatima nous étions contents, nous savions qu'ensuite maman allait encore, avec nous, découvrir une nouvelle aventure qui, aujourd'hui encore, m'envahit de bonheur. L'apprentissage, la connaissance de l'autre, de l'endroit. Un grand voyage au sein de Chenôve aux escales diverses.

L'école, ma plus belle et fidèle rencontre. Maman, elle nous racontait son école française en Algérie, ses plus beaux souvenirs, sa liberté, son bel héritage, notre plus bel héritage ! La rentrée, les rentrées d'écoles se multipliaient et je les savourais au fur et à mesure que les années défilaient. Le courant d'air Péguy, Charcot, Algérie m'a porté jusqu'à aujourd'hui.

Nous avons grandi avec un là-bas et un ici, le déchirement et l'attachement. Je crois que c'est ainsi que l'on se construit… Tous les stades de mon enfance étaient bien remplis. Chenôve est ma maîtresse d'école, ma maîtresse de vie…

Aujourd'hui, on dit de l'immigré au citoyen, ou encore du citoyen à l'immigré. Dans les deux sens, il y a un chemin de vie. Mes parents, enfants d'Algérie, aux enfants de Charcot ;moi, d'enfant de Charcot à l'immigré d'Algérie. Enfin, je ne sais plus, mais c'est bien ainsi.
Maman a quitté sa maison d'enfance, sa maison de maman et un jour sa maison de grand-mère aussi.

La vie est comme une enveloppe postale, elle voyage, s'arrête à différentes stations et nous sommes tous des facteurs aux diverses casquettes. Nous y apportons tous un message.

Charcot a été et n'est plus. La mort fait partie de la vie. De l'élévation, jusqu'à la démolition. A côté, la renaissance, la reconstruction et cela à l'infini. L'homme a un capital ancestral de survie, ses ressources, l'amour et la vie, l'amour de la vie fait de la magie.

La nature, sa fidèle compagne, témoigne de ses péripéties à celui ou celle qui saura la regarder, la respecter, la raconter. Ce cèdre du Liban à Chenôve, déraciné pour être replanté, c'est moi, ma sœur, maman, papa le voisin, la voisine, le copain, la copine, lui, elle, vous, nous.

Jeudi 17 avril 2008 à 11h00, tous nous n'étions qu'un, tous en même temps témoins de la mise à mort de Charcot, de la peine de la mort.

Et le cèdre de Charcot est encore en vie…

Ce cèdre qui veille sur Charcot et qui veille sur le temps déploya ses branches comme une tulipe qui éclot, pour ouvrir ses larges bras verts au soleil. Et la lumière fut.


Pour mon frère Mohamed,

Fatima Achab

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