dimanche 11 mai 2008


LA NOUVELE DE AURELIE FERRARI


Maman Charcot, Maman je t’aime


« C’était un jeudi, un pluvieux matin d’avril. Une terrible implosion gronda dans le ciel et, en un battement de cil, Charcot s’évanouit dans un nuage de poussière sous le regard embué de SAJ ».
Mais faisons un saut en arrière dans le temps pour voir ce qui a traversé l’esprit de SAJ et le mien avant la destruction de Charcot. J’étais agrippée à son bras protégée sous son parapluie. Cette mort imminente n’était pas sans nous en rappeler une autre, celle de ma mère. Je m’appelle Aurélie, et ma rencontre avec SAJ date d’il y a plus d’un an et demi. Je parle de notre vraie rencontre, celle ou nous avons échangé plus qu’un bonjour ou un bonsoir. Je revenais de la clinique, le visage ravagé par les larmes. Je venais de quitter ma mère qui était hospitalisée à Chenôve pour une opération qui au départ devait s’avérer bénigne. Je ne sais pas comment j’ai parcouru le chemin qui me séparait de Charcot. Il ne me restait que mes réflexes pour arriver à mettre un pied devant l’autre, parce que consciemment, je n’en avais plus la force. Je devais avoir une dégaine effrayante, je suis sûre que j’ai du faire peur à tous ceux que j’ai croisé, mais ça je m’en foutais pas mal et de toute façon, je n’en avais pas conscience.
Je grimpe avec difficulté les marches jusqu’à la porte de notre appartement lorsque je croise SAJ, mon voisin de palier. Je n’avais aucune envie de m’étendre en politesses et en salamalecs divers. Je baragouine tant bien que mal un « bonjour » un peu sourd, et SAJ, que je ne connaissais pas m’a arrêté dans le couloir. Il ne s’est pas contenté de me dire bonjour, non, il s’est campé devant moi et m’a saisi par les épaules. L’effet de surprise a stoppé mes larmes car je ne m’attendais pas à un tel acte de la part d’un inconnu. Je ne comprenais pas ce qu’il me voulait. Où plutôt, si, je comprenais. Du haut de ses 1,90 m (au jugé, c’était vraiment un grand homme, dans tous les sens du terme), et il en imposait.
« Qu’est-ce qu’il se passe, parle moi… » Je n’avais aucune raison de me confier à un inconnu, mais là, à cet instant précis, c’était le père que je n’avais jamais eu, le confident dont j’avais besoin, là, maintenant, tout de suite. J’étais sous le choc, j’ai ravalé mes sanglots et le premier mot qui est sorti, c’est celui que ma mère, du fond de son lit d’hôpital m’a rapporté, le diagnostic fatal, ce gros mot, ce coup de poignard dans le cœur : « CANCER ». Nous étions là, tous les deux dans ce couloir, et moi je lui racontais ma vie qui s’écroulait. Et ça me faisait du bien. M’ouvrir sur l’extérieur, voilà quelque chose de nouveau pour moi.
Je suis arrivée à Charcot à l’âge de 5 ans, avec ma mère. Mon « géniteur » venait de nous laisser tomber, nous avions quitté la maison familiale pour nous installer ici afin de nous reconstruire, vivre et grandir. Nous avons vécu en vase clos, en autosuffisance. Nous n’avions besoin que l’une de l’autre pour vivre. C’était plus que ma mère, c’était tout, ma moitié. Et là, en un fragment de seconde, tout mon univers foutait le camp. Je ne sais pas combien de temps nous avons passé dans ce couloir, mais ça m’a fait un bien fou. Il m’a écouté, et en fait, c’était tout ce dont j’avais besoin.
Je passerais sur l’année de maladie et d’agonie de ma maman. L’année la plus horrible de toute ma vie. 365 jours de souffrances dissimulées, de larmes étouffées, de fausse bonne humeur, de petits morceaux de courage intercalés de grandes phases de désespoir. Comment soutenir sa maman, la rassurer, quand soi-même on n’en mène pas large et qu’on est morte de trouille. Et ben on fait comme on peut, on fait et puis c’est tout ! Moi j’essayais de lui faire plaisir en lui concoctant ses petits plats préférés. J’adorais faire à manger. Moi qui montre et exprime peu et mal mes sentiments (je suis un peu une handicapée du cœur), chaque plat, c’était ma façon à moi de dire « je t’aime ». Malheureusement, dès que je me mettais aux fourneaux, j’avais toujours en arrière pensée que c’était peut-être la dernière fois qu’elle mangerait de tel ou tel plat. De quoi vous flinguer tout entrain culinaire ! D’ailleurs, la dernière chose que ma maman ait mangé, c’est une part de ma célèbre tarte aux pommes. Je ne sais pas si elle avait encore bien conscience de ce qu’elle mangeait, mais en tout cas, ça a été ma dernière preuve d’amour mangeable. A noter que depuis ce jour, je n’ai plus jamais refait cette tarte. Quand les docteurs m’ont dit d’arrêter de lui donner à manger, j’ai vraiment su que c’était la fin. Effectivement, elle est morte ce soir là, à 23h30, dans mes bras. Là était ma dernière preuve d’amour réelle, la tenir tout près de moi pour la rassurer et l’accompagner dans son dernier voyage. A son dernier souffle, j’ai hurlé. Oui, moi qui suis d’ordinaire d’un naturel discret, j’ai hurlé tout ce que j’ai pu, comme si tout ce que j’avais retenu pendant un an sortait à cet instant précis. Les médecins et les infirmiers m’ont calmé comme ils ont pu, assez difficilement je dois dire. Une fois les premières démarches faites et s’êtres assurés que je ne ferais pas de bêtise, ils sont tous partis et m’ont laissé seule, en face à face avec le corps de ma mère, déjà préparée et habillée de sa plus belle tenue. Elle qui était si élégante, je l’ai faite la plus belle possible, c’était important.
Mais peu de temps après le départ de la dernière infirmière, j’ai entendu qu’on toquait doucement à ma porte. Tu m’étonnes, avec tout le raffut que j’avais fait, pas surprenant qu’on vienne voir ce qui se passe. Je vais ouvrir, sans réfléchir plus que ça qu’il est minuit passé et que je suis seule avec ma mère morte, allongée dans le salon sur un lit médicalisé. C’était SAJ. Je l’ai fait rentrer. Nous n’avons pas eu besoin de mots. Il savait très bien ce qui c’était passé. Il a aperçu ma mère. Il s’est découvert (il portait toujours un étrange petit chapeau sur la tête), et s’est avancé vers ma mère pour lui rendre un dernier hommage. Je n’ai pas compris ce qu’il disait, car il s’est adressé à elle en arabe pendant des minutes qui m’ont semblées bien longues. Après nous sommes allés nous réfugier au chaud dans la cuisine (porte fermée et gaz ouvert pour faire monter la température car j’avais du ouvrir les fenêtres et éteindre le chauffage, conservation du corps oblige, et au mois de février, ça caille vraiment). Nous avons alors beaucoup discuté tous les deux autour d’un thé. Il ne voulait pas me laisser seule dans l’appartement. Il est reparti au petit matin, après que les pompes funèbres aient emporté le corps de ma petite maman chérie. Malgré son absence, pour moi, son corps est toujours là, dans cette pièce que je ne peux désormais plus traverser sans être assaillie par d’horribles visions. Les jours qui ont suivis, il n’y eu pas seulement SAJ qui me rendit visite, il y avait aussi sa femme, Amina, ainsi que les voisines de palier qui avaient été mises au courant par cette dernière. Il y avait la famille italienne composée de Sofia, mariée à Raffaello, peintre en bâtiment (ça ne s’invente pas !) et de leurs trois filles, trois petites brunettes un peu bruyantes mais mignonnes au demeurant. Il y avait aussi Ermelinda, la portugaise, mariée à Narcisso, maçon de son état ; mais eux n’avaient pas d’enfants. Et dès cet instant, une incroyable solidarité dont je ne soupçonnais pas l’existence jusqu’alors et dont seuls les méditerranéens sont capables s’est mise en place. Ces trois femmes que je ne connaissais pas, si ce n’est comme SAJ, un salut dans la cage d’escalier ou bien encore au marché du dimanche, se sont mobilisées pour me venir en aide. Et quand je vous disais que pour moi, faire à manger était un geste d’amour, et bien ces femmes fantastiques m’ont prouvé, à tour de rôle, tous les jours, qu’elles m’aimaient. Bien évidemment, moi je n’avais ni la force, ni l’envie de cuisiner : pour qui ? Pourquoi ? Alors elles se sont toutes relayées pour m’amener de bons petits plats : Amina et son couscous parfumé du vendredi ou bien de délicieux tajines de légumes. Ermelinda m’amenait toujours des plats à base de morue (moi qui pestait auparavant tous les soirs quand je rentrais à l’appartement de sentir ces odeurs de poisson). Je ne suis toujours grande amatrice de morue, au grand désespoir d’Ermelinda, et ce n’est pas faute de nombreux essais et de recettes toujours différentes : quand on sait qu’il existe, selon un proverbe portugais autant de façons d’accommoder la morue que de jours de l’année, vous imaginez mon désarroi ! Malédiction ! Mais ce que je préférais, c’étaient les lasagnes de Sofia et son célèbre tiramisu. Devant lui, je ne pouvais pas résister et ça elle s’en était rendue compte, alors elle en a usé et abusé la vilaine !
Dans ce couloir de la cage d’escalier n°5, au troisième étage, une nouvelle famille, ma nouvelle famille de cœur était née. A eux tous, ils ont réussis à me rendre le sourire et à me redonner peu à peu le goût de vivre, ou plutôt de survivre. Oh, ça n’a pas été facile tous les jours… Le pire pour moi, c’était le soir. Moi qui avais déjà le sommeil fragile, maintenant le sommeil était devenu un trésor que je cherchais mais que je ne trouvais plus. Quelques fois, Amina venait me voir le soir. Elle aussi se couchait tard, une fois toute sa petite famille endormie (elle avait tout de même six enfants, tous nés à Charcot), elle trouvait encore le courage de venir me voir. J’adorais ces moments volés que l’on passait toutes les deux, moi sous ma couette et elle, assise au bord de mon lit, tout près de moi. Je sentais son odeur si particulière, mélange d’épices et de parfum capiteux et je sentais ses longs cheveux me chatouiller agréablement la joue. Elle me racontait sa vie, pour que moi j’oublie un peu la mienne. Elle était arrivée en France en 1970 à tout juste 20 ans. Elle venait rejoindre SAJ, venu travailler comme beaucoup en France. Elle et SAJ étaient originaires du même petit village en Algérie, Relizzane. Ils s’étaient connus petits et s’étaient mariés très jeunes. Elle m’a raconté ses difficultés d’intégration, les regards durs, les réflexions, les gestes de tous ceux qui avaient peur de la différence. Mais elle me racontait aussi le bonheur, oui, le bonheur qu’elle avait eu e s’installer à Charcot, de la bonne ambiance et de la solidarité dont elle et son mari avaient pu profiter dès leur arrivée. Cette même solidarité, Ermelinda et Sofia m’en faisaient quotidiennement profiter. Comme un sorte de cadeau, qu’elles se sont faites un devoir de transmettre à leur tour à quiconque serait un jour en difficulté. Depuis ce jour, je me suis d’ailleurs faite la promesse de suivre leur exemple, et d’essayer autant que possible, d’aider mon prochain avec cette gentillesse et cette humilité dont j’avais bénéficié.
Je me tenais toujours agrippée à SAJ qui avait refermé son parapluie car le soleil brillait maintenant. Le décompte fatal venait de commencer. Nos regards oscillaient entre Charcot et le Cèdre qui se tenait devant lui, bien droit et bien fier. Pour moi, c’était bien plus qu’un arbre. Plus qu’un symbole, c’était la dernière demeure de ma mère. Une fois incinérée, c’est ici que j’avais choisi de disperser les cendres de ma maman. Ce lieu peut paraître saugrenu, mais pour moi, c’était une évidence. Ma maman aimait tant ce Cèdre, cette bouffée de verdure aux branches tournées vers le soleil qui l’emmenait en voyage virtuel dans des pays lointains, elle qui aurait tant aimé découvrir les pays chauds, le Liban pourquoi pas ? Alors elle comme moi, nous passions des heures à le regarder ce Cèdre, à travers nos fenêtres, horizon d’un avenir que nous espérions meilleur. Ce qui est amusant, c’est que j’ai appris que nous n’étions pas les seules à passer des heures à contempler ce monstre vert. Amina, Ermelinda et Sofia en faisaient autant. Chacune chez elle s’accordait une pause pour l’admirer. Cet arbre, c’était un peu notre oxygène à toutes, notre moyen d’évasion pour s’échapper d’un quotidien parfois pesant.
D’ailleurs, pendant notre dernier été à toutes à Charcot, nous aimions nous retrouver aux dernières heures de la journée, profitant de son ombre et de sa fraîcheur pour papoter un peu. C’était devenu un rituel. Puis, nous avons toutes du être relogées. D’une volonté commune, nous avons toutes trouvées notre petit nid sur le Mail. Et oui, une nouvelle comme l’était la notre ne pouvait pas concevoir de se séparer ! Nous avons même continué à nous retrouver au pied du Cèdre après nos déménagements successifs, et nous nous sommes jurés qu’il en serait encore ainsi après l’implosion de Charcot.
Tous ces souvenirs sont repassés furtivement dans ma tête : les derniers instants de ma maman, ma vie à Charcot, avec ou sans elle, ces rires, ces odeurs, ces naissances et ces morts…Il en a vu cet immeuble pendant ses quarante ans de vie, de bons et loyaux services. Il pourrait écrire un roman… qui sait, « pourquoi pas ? ». Il faut maintenant lui dire adieu, et à travers lui, je dis adieu à ma mère une nouvelle fois ; mais je sais que je la retrouverai, au pied du Cèdre, quand je viendrai y déposer une rose, une Ronsard (sa préférée), et parler un peu avec elle. Cet arbre, gardien des âmes et des pensées de beaucoup va subir une terrible secousse, mais je sais d’avance que je peux compter sur lui, qu’il va rester droit pour continuer à veiller sur nous tous. Ca y est, Charcot a disparu, mais pas nos souvenirs qui ne se dissiperont pas en même temps que la poussière.
« Le Cèdre qui veille sur Charcot et qui veille sur le temps déploie ses branches comme une tulipe qui éclot, pour ouvrir ses larges bras verts au soleil. Et la lumière fut. »

Aurélie Ferrari



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