jeudi 8 mai 2008


LA NOUVELLE DE ANNE PHILIPPE


Terre de Charcot


« C’était un jeudi, un froid matin d’avril. Une terrible implosion gronda dans le ciel et, en un battement de cil, Charcot s’évanouit dans un nuage de poussière… Lentement, les habitants de la ville que l’on appelait alors Chenôve, reprirent leurs esprits, réalisèrent ce qu’ils venaient de voir pendant ces quelques secondes de temps suspendu, laissèrent s’écouler leurs larmes ou éclater leur joie. Une période de leur vie était révolue et la chute du monstre de béton en symbolisait la fin. Tout à leur émotion, ils reprirent, en file indienne, le chemin de leur vie présente »…
Bouche ouverte, les yeux dans le vague, les enfants écoutaient l’aïeul. Ils s’étaient réunis, comme chaque soir, après le cérémonial des tâches quotidiennes, autour de S.A.J, ou Slimane Aït Joseph, si vous voulez lui donner le nom que la tradition a transmis.
Depuis quelques années, déjà, il s’installait dès la nuit tombée, au pied du cèdre. Il étalait sa natte, bien soigneusement, s’adossait à l’arbre, posait devant lui la caisse et en sortait, l’un après l’autre, les livres à l’aspect fragile. Certains avaient perdu leur couverture, d’autres des lambeaux de pages. On voyait combien leurs propriétaires successifs avaient tenté de préserver ce bien précieux à grands coups de papier collant, de coins cartonnés, mais leur décrépitude révélait leur âge.
Un à un, les enfants s’approchaient. Timidement d’abord, munis d’un coussin ou d’une natte, croquant dans leur gâteau de céréales, ils s’installaient confortablement à leur tour, formant un cercle autour de S.A.J. et se préparaient à l’écouter une partie de la nuit.
C’était un rituel, maintenant, depuis que la caisse de livres était arrivée entre ses mains. Il avait aussitôt tenu le rôle du diseur de récits communs, transmis de génération en génération, ou qu’il puisait dans les livres et dans sa mémoire, et dans la mémoire de la mémoire On raconte même qu’il y avait jadis un lieu, pas très loin du cèdre, au nord, où ces livres étaient vivants. Des hommes, des femmes, des enfants, venaient en ce lieu lire ces livres et se les échanger.
SA.J. racontait donc les histoires de ces anciens temps. De ses récits ressuscitaient les vies des anciens, des histoires d’hommes, de familles, au temps où tous vivaient dans des constructions en hauteur, les uns au-dessus des autres, les uns à côté des autres. Alors, les hommes se regroupaient selon leurs origines, on les distinguait : ils avaient les rites de leurs tribus, selon qu’ils venaient d’Afrique, d’Asie, d’Europe… Parfois, les familles se mélangeaient et cela aboutissait à de belles histoires d’amitié, mais cette évolution a été longue et douloureuse. Les récits de S.A.J. rappelaient aux enfants que le monde, même s’il était plus vaste était bien divisé.
Leur communauté actuelle résultait de nombreux métissages et les visages tendus vers le vieil homme portaient les traces d’une lointaine ascendance. Fatou-Li, Yasmine, Mehdi, Gabriel, Aimée, et les autres, frères et sœurs, de sang et de peur…
Leur société, d’ailleurs, n’avait que faire d’une quelconque appartenance à un groupe ethnique. L’enjeu vital monopolisait toutes les énergies et les adultes avaient trop à faire avec l’ennemi envahissant pour risquer de fissurer une solidarité maintenant établie ; le soir venu, ils se reposaient, épuisés par les luttes du jour ; et les enfants disposaient de quelques heures de calme consacrées aux récits de S.AJ., leur maître, leur modèle. Ils tiraient de ces heures sous le cèdre la leçon de leur vie future, ils y puisaient le courage du lendemain et leur sagesse d’enfants soucieux.
L’histoire préférée des enfants était celle d’un navigateur. Il aurait vécu bien avant l’ère des hautes constructions. Il construisait des voiliers et sillonnait les océans, moins étendus alors, à la recherche de nouvelles terres. Avec son équipage, il affrontait les eaux glacées des pôles, aux deux extrémités de la Terre.
Il n’était pas rare que l’on entende renifler lorsque S.A.J., la voix chancelante, en arrivait à la mort du navigateur. Celui-ci avait disparu avec tout son équipage en revenant d’une mission dans les eaux de l’Arctique, tout au nord de la terre, là où l’on pouvait voir dériver de grands blocs d’eau glacée. Seul un homme de l’équipage avait survécu et avait pu témoigner des derniers instants du navigateur. Celui-ci était resté digne et courageux devant la mort. L’homme avait notamment rapporté un épisode devenu célèbre. Voyant que la mouette recueillie par l’équipage et enfermée dans une cage allait périr noyée, le navigateur avait réussi à la libérer avant que le bateau ne s’écrase sur un récif particulièrement menaçant.
Ce navigateur se nommait Jean-Baptiste Charcot. Il vivait il y a cinq siècles et avait consacré sa vie à l’exploration des mers extrêmes et à l’observation des êtres vivants qui les peuplaient. Parmi les avancées qu’il avait offert à la science de l’époque, se trouvait une nouvelle terre, une île dans les eaux polaires, aujourd’hui disparue, qui a longtemps porté son nom. Il était si célèbre que longtemps après sa mort les hommes donnèrent son nom à l’une de ces constructions en hauteur où vivaient des familles.
Il y en avait plusieurs, à l’époque, de ces constructions et beaucoup portaient des noms d’hommes célèbres, des écrivains, des musiciens, des scientifiques ; d’autres avaient été gratifiées de noms de fleurs. Peut-être voulait-on persuader les hommes qui y vivaient que leur univers était fait d’harmonie et d’ouverture.
La grande habitation de Charcot se trouvait là, à l’endroit même où sont assis S.A.J. et les enfants, et déjà le grand arbre, le cèdre, veillait sur les habitants. Déjà, il offrait aux hommes un lieu de réunion, un appui à leurs existences, un réconfort dans leurs horizons de béton. On dit que lorsque les hommes ont commencé à démolir les hautes constructions et à quitter ces lieux où leurs identités se perdaient, le béton a été réduit en miettes mais le cèdre est demeuré, abritant longtemps les gravats dans lesquels les chats errants avaient trouvé un refuge à l’image de la communauté humaine qui venait de quitter les lieux. Et c’est depuis qu’il avait été contraint de cohabiter avec la haute construction, que le cèdre s’était mis à étaler ses branches vers le nord, vers la lumière, hors du périmètre ombreux de l’immeuble, comme on disait alors (on disait aussi « bloc », « barre », « achélèmes », « gratte-ciel » ou « tour » quand ils étaient très hauts… C’est ce que l’on lisait dans les livres de S.A.J.). Il avait conservé tout au long des siècles cet aspect penché, cicatrice de 40 années d’aliénation.
C’est un siècle après leur départ, enchaînait S.AJ., que l’univers des hommes avait commencé à se modifier. On les avait avertis, pourtant, ils ne pouvaient pas dire qu’ils avaient été surpris, qu’ils ne savaient pas, qu’ils ne pensaient pas que des prévisions aussi catastrophistes pouvaient se réaliser. Pourtant, des experts, mobilisés en cohortes, étaient intervenus et avaient parlé dans tous les médias que les hommes partageaient alors pour communiquer entre eux ; ils avaient prédits tels des Cassandres inspirés que la planète ne supporterait pas longtemps encore ce que les hommes lui faisaient subir. Ils s’étaient armés de chiffres, de graphiques, de cartes, c’était facile alors : des machines calculaient à leur place et produisaient des estimations de tous les phénomènes à venir.
Peine perdue ! La grande majorité des hommes étaient restés sourds. Ils avaient continué à exploiter et épuiser les ressources de la Terre. Ils avaient consommé et rejeté le fruit de leur consommation.
La terre, impuissante à écarter plus longtemps encore la chaleur des hommes, avait cédé. Déréglée, elle s’était laissée submerger.
Peu à peu, les glaces chères à Charcot s’étaient répandues dans les océans. Et des montagnes de glace, cela fait des quantités démesurées d’eau douce répandue dans l’eau salée. Et il n’y avait pas que les glaces des pôles, toutes les neiges éternelles avaient rejoint les océans, grossissant des flots déjà houleux. De plus en plus rapidement toutes les prévisions avaient été largement dépassées. De sept mètres par an, au temps du grand immeuble de Charcot, gagnés sur les terres habitées, on était passés à dix mètres, puis quinze, puis vingt. Les hommes avaient du quitter leurs terres, leurs patries : ils étaient devenus des réfugiés climatiques ; des rivages, des terres, des villes, des paysages avaient disparu, profondément engloutis. Inexorablement, la mer reprenait sa place et reformait une nouvelle géographie, comme une Pangée des temps modernes. Les fleuves n’avaient plus de delta où se jeter, ni même d’embouchure ; disparus, les estuaires, les abers ; envahis les fjords ; seules leurs sources procuraient encore une eau douce devenue rare et précieuse.
Le moindre îlot de terre, surnageant encore à la surface abritait une colonie humaine prête à l’abandonner lors d’une nouvelle grande marée, telle cette Terre de Charcot, ainsi baptisée par les ancêtres de S.A.J. Elle avait la superficie d’un ancien plateau et sur sa plage, abrité au creux d’une calanque, se dressait l’antique cèdre. Elle dissimulait des familles dans ses moindres recoins, entassées dans des cavernes creusées à même la roche ou des abris de planches, de rondins et de bois flotté. Chacun avait organisé sa vie du mieux possible et la solidarité régnait, indispensable à la lutte quotidienne contre l’eau montante.
Pourtant, le temps du départ était revenu. L’eau léchait maintenant les pieds du cèdre, plus habitué à la douceur de la pluie qu’aux agressions du sel. Il fallait se résoudre à abandonner ce lieu chargé d’histoires.
Pour les consoler, S.A.J. racontait aux enfants comment leurs lointains ancêtres avaient, eux aussi, un jour, rangé dans des cartons toutes leurs affaires, fait leurs adieux aux murs qui les avaient longtemps accueillis. Passés les premiers instants d’émotion et de détresse, à l’idée de savoir que leur univers s’envolerait en poussière, ils s’étaient apprêtés à réinvestir d’autres habitations, pas très loin, pour ne pas quitter le quartier, pour garder un œil sur les débris de Charcot. Déjà, ils avaient subi le déracinement même si leur ailleurs les comblait. Par la suite, au fil des siècles, c’étaient ceux d’en bas, de la plaine qui avaient fui devant la montée des eaux. Ceux-là avaient moins de chance, ils n’avaient pu emporter que l’essentiel, juste ce que les embarcations pouvaient charrier. Ils étaient arrivés par vagues sur le haut plateau et s’étaient entassés avec les autres dans les pauvres cabanes. Le plateau, autrefois si vert et ombragé, était dépouillé continuellement de ses arbres, par ces réfugiés, et la chaleur devenait insupportable.
Alors, ici aussi, il fallait envisager de partir, de se lancer dans la quête de nouvelles terres. Plus à l’ouest, peut-être, vers une montagne aux lacs profonds, ou au sud, là où l’on dit que les neiges furent éternelles. Après, il faudrait aller plus loin encore, tout au bout de l’Europe, vers l’Asie.
Un matin, ils devraient adresser un dernier adieu à leur Terre, avant de la voir elle aussi sombrer. Et le cèdre qui veillait sur Charcot et qui veillait sur le Temps déploierait ses branches une dernière fois comme une tulipe qui éclot, pour ouvrir ses larges bras verts au soleil. Ne resteraient plus qu’eau et lumière.


Anne Philippe

LA NOUVELLE DE FATIMA ACHAB


Onirisme et réalité

C'était un jeudi, un inoubliable matin d'avril. Une terrible implosion gronda dans le ciel et, en un battement de cils, Charcot s'évanouit dans un nuage de poussière sous le regard embué de S.A.G.

" Dors Mohamed, demain inch'Allah, madame l'assistante nous emmène dans notre nouvelle maison, une grande maison ! Tu verras, on sera bien mon fils : tu auras une chambre pour toi et ta sœur. La dame, elle a dit que la maison est toute neuve, on sera les premiers à l'habiter, tu te rends compte ?

Babek (ton papa), il travaille dur et demain tu seras un homme oulidi (mon fils)! Tu aideras ton père comme un grand ? Tu sais oulidi, ton père il t'aime fort. Tu sais, il dit toujours : "mon fils, tu es comme mon frère qui n'est pas à mes côtés et comme mon père que je n'ai plus!"

Pour ton papa, la famille c'est important, tu comprends ? Il t'a raconté son long voyage avant d'arriver en France, ses misères laissées derrière lui, en Algérie, le pays où il est né, où nous sommes tous nés. Babek, il a tout fait pour qu'on soit réunis tous ensemble aujourd'hui. T'es content d'être avec ton papa maintenant ?

Demain, la dame, elle vient nous chercher tous avec ta sœur et on partira d'ici. La nouvelle maison, elle est belle et on habitera au 7ème étage, ça sera tout en haut. Et tu iras à l'école à la rentrée, la dame m'a dit que c'était juste à côté. T'as de la chance toi! Je t'ai déjà raconté quand j'étais petite, je marchais beaucoup pour aller à l'école. On traversait la forêt longtemps avant d'arriver à l'école. Toi, tu seras juste à côté, tu ne seras pas fatigué et tu travailleras bien, ya ouldi. Tu as vu, la dame, elle t'a donné un beau cahier, des stylos et un beau livre, un livre de contes…"

Je me suis endormie et peut-être maman n'avait pas fini.

Le lendemain, en me réveillant, j'entendais mon papa, il parlait à ma maman, la cafetière italienne sifflait et l'odeur du café nous embaumait. Je n'entendais pas ma maman parler, mais les bruits de tous ses gestes, ses pas, ses touchers. Elle était là avec papa. Je me suis retournée du côté du lit de ma sœur et Fatima avait les yeux ouverts. Elle attendait que je me réveille. On s'est fixé du regard et en même temps, on a bondi du lit. La dame allait venir nous chercher !

Dans la cuisine, papa s'exclama : "Oulidati (mes enfants), vous êtes réveillés ?" Il me frotta le dos, pris ma sœur Fatima dans ses bras et je rejoins maman qui me prit, elle aussi, fort dans ses bras tout en m'embrassant dans le cou.

Mes parents respiraient la joie, ils souriaient à tous et à tout. Avec Fatima nous étions heureux. Nous savions qu'il allait y avoir quelque chose de bien aujourd'hui et surtout que ça avait l'air important, cette nouvelle maison !

Maman nous apprêta comme elle l'avait fait quand nous étions partis en France, mais là, nous nous inquiétions moins avec Fatima, car elle ne pleurait pas. Oui, elle avait pleuré avant de partir d'Algérie, car il y avait sa maman qui ne venait pas avec elle. C'est ce qu'elle nous avait expliqué et souvent elle se rappelait et elle pleurait à chaque fois. Là, elle ne pleurait pas. Elle souriait, elle était belle. Elle avait tout préparé : les valises, les sacs et elle avait mis ses chaussures. Papa, il était descendu dehors, je crois qu'il attendait la dame.

Je me souviens que c'était long. Avec Fatima, nous étions impatients de voir avec papa, la dame revenir et notre devenir.

Je ne me souviens pas comment était la maison que nous avions quittée, à part qu'il y avait là-bas, à Dijon, rue Thurot, du parquet en bois qui craquait sous nos pieds et surtout il faisait plus froid et les toilettes étaient communes à tous les habitants, dans une cour en bas de l'escalier.

C'était fini tout ça ! C'était drôlement mieux cette nouvelle maison. Avec Fatima, nous étions affamés d'espace et là on ne pouvait rêver mieux. Maman, tous les jours, elle l'habillait, la réchauffait. C'est vrai, habiter tout en haut c'était génial. Nous regardions la vie d'en haut et d'en bas. La famille Charcot s'agrandissait tous les jours jusqu'à se remplir à souhait.

Nous n'avions plus le parquet bruyant, mais nous étions toujours aussi bruyants. Souvent papa et maman nous rappelaient à l'ordre et au respect de nos voisins du dessous et du dessus.

Hors école, nos modules "Citoyenneté" et "Bien vivre ensemble" on les a appris dans notre cage d'escalier, puis celle d'à côté et plus on grandissait, plus notre périmètre s'élargissait.

Maman recevait souvent des dames à la maison qui lui apprenaient à s'orienter dans sa ville, dans sa vie. Après chaque passage de ces dames, avec Fatima nous étions contents, nous savions qu'ensuite maman allait encore, avec nous, découvrir une nouvelle aventure qui, aujourd'hui encore, m'envahit de bonheur. L'apprentissage, la connaissance de l'autre, de l'endroit. Un grand voyage au sein de Chenôve aux escales diverses.

L'école, ma plus belle et fidèle rencontre. Maman, elle nous racontait son école française en Algérie, ses plus beaux souvenirs, sa liberté, son bel héritage, notre plus bel héritage ! La rentrée, les rentrées d'écoles se multipliaient et je les savourais au fur et à mesure que les années défilaient. Le courant d'air Péguy, Charcot, Algérie m'a porté jusqu'à aujourd'hui.

Nous avons grandi avec un là-bas et un ici, le déchirement et l'attachement. Je crois que c'est ainsi que l'on se construit… Tous les stades de mon enfance étaient bien remplis. Chenôve est ma maîtresse d'école, ma maîtresse de vie…

Aujourd'hui, on dit de l'immigré au citoyen, ou encore du citoyen à l'immigré. Dans les deux sens, il y a un chemin de vie. Mes parents, enfants d'Algérie, aux enfants de Charcot ;moi, d'enfant de Charcot à l'immigré d'Algérie. Enfin, je ne sais plus, mais c'est bien ainsi.
Maman a quitté sa maison d'enfance, sa maison de maman et un jour sa maison de grand-mère aussi.

La vie est comme une enveloppe postale, elle voyage, s'arrête à différentes stations et nous sommes tous des facteurs aux diverses casquettes. Nous y apportons tous un message.

Charcot a été et n'est plus. La mort fait partie de la vie. De l'élévation, jusqu'à la démolition. A côté, la renaissance, la reconstruction et cela à l'infini. L'homme a un capital ancestral de survie, ses ressources, l'amour et la vie, l'amour de la vie fait de la magie.

La nature, sa fidèle compagne, témoigne de ses péripéties à celui ou celle qui saura la regarder, la respecter, la raconter. Ce cèdre du Liban à Chenôve, déraciné pour être replanté, c'est moi, ma sœur, maman, papa le voisin, la voisine, le copain, la copine, lui, elle, vous, nous.

Jeudi 17 avril 2008 à 11h00, tous nous n'étions qu'un, tous en même temps témoins de la mise à mort de Charcot, de la peine de la mort.

Et le cèdre de Charcot est encore en vie…

Ce cèdre qui veille sur Charcot et qui veille sur le temps déploya ses branches comme une tulipe qui éclot, pour ouvrir ses larges bras verts au soleil. Et la lumière fut.


Pour mon frère Mohamed,

Fatima Achab

LA NOUVELLE DE MICHELE


BEBERT, POLO et CHARCOT…



C’était un jeudi, un froid matin d’avril. Une terrible explosion gronda dans le ciel et, en un battement de cils, Charcot s’évanouit dans un nuage de poussière sous le regard embué de S. A. Joseph Il observe la foule Quelques minutes plus tôt :

« -Bonjour, toi aussi tu es au rendez-vous ? coment vas-tu, depuis le temps que nous nous sommes pas vu !
-Bonjour, mon bon Polo, moi ça va doucement, avec l’âge on ne rajeunît pas, et nos artères non plus. Mes os me font souffrir, je ne ferais plus les javas de l’époque, tu t’en souviens ? qu’est-ce qu’elles ont pu rouspéter nos femmes pour nos sorties nocturnes, et nos états d’enivrement. Incapables de remonter les escaliers, limite du comas. Je ne regrette rien, nous en avons bien profiter et heureusement, regarde tout ce qu’il se passe maintenant. Ils démolissent des lieux de vies de centaines de famille alors que des personnes couchent encore dans la rue. Ils emploient le même procédé que pour le « Péguy ».Ah, quel malheur tout ça.
-Eh oui, le progrès, c’est cela aussi Bébert. Détruire les vieux bâtiments pour construire de nouveau, à l’échelle plus humaine, disent-ils. Mais la destruction de « Peguy » nous permet de profiter d’un espace aérer, le centre est plus agréable. Nous profitons tous de cet embellissement.
- Oui, tu as raison, tout est plus clair, et les rayons du soleil atteignent facilement la galerie.
- Il faut voir le bon côté des choses. Les habitants du quartier, après la nostalgie, sont heureux en glanant sous le centre et ses environs. Il faut reconnaître que cela est plus agréable. Souvent, les gens extérieurs avaient un sentiment de « ghetto », où se rencontraient que des voyous ! De plus, regardes : nous sommes toujours là et nous pouvons témoigner de nombreux évènements, nous avons cette chance. Nos enfants prendront la relève comme nous l’avons fait avant eux. Ils ont grandi au milieu de ces grandes tours, et leurs enfants profiteront d’un cadre plus accessible, plus humain. C’est la vie, et ni toi ni moi n’y changeront quelque chose. Il faut reconnaître le bon côté des évênements ! Pour de nombreux habitants des années soixante dix, « Peguy » restera dans leur cœur avec tous leurs souvenirs.
-Veuillez m’excuser, Messieurs, que se passe t-il ici ? J’arrive tout juste de Périgueux rendre visite à ma sœur. Par quel chemin puis-je accéder pour me rendre rue Armand Thibault ? Je suis perdu avec ces rues barrées, ces policiers, et cette foule ?
-Bonjour monsieur, avez-vous du temps ?
-Oui… , quel évènement attire autant de monde ?
-Restez donc près de nous, répondit Bébert. La ville fait imploser le Charcot, là, en face, la grande barre, vous la voyez ?
-Alors je reste, merci. Oui, je l’aperçois, dire qu’il a fallu que je fasse 700 kilomètres pour assister à la destruction d’un immeuble ».
Il décide de rester, tout en écoutant nos deux compères, Bébert et Polo.

Bébert, avec sa canne et son béret. Nous le reconnaissions de loin, toujours l’échine légèrement courbée en avant, son teint hâlé, ridé par le soleil, les années et son travail dans les vignes. Il commença à l’âge de 11 ans, et les horaires étaient loin de ceux que l’on connaît maintenant. Les 35 heures, personne à son époque n’y aurait même songé. Il fallait rapporter le pain pour la famille, se chauffer, se loger, à cette époque ce n’était pas chose facile. Bébert est un bon vivant malgré son âge, et ne manque pas de discuter avec un passant, même si il ne le connaît pas. De nature très gaie, il aime plaisanter, boire son petit verre, faire sa petite partie de cartes, et raconter les petits potins du coin. Il était né dans le Bourg, ainsi que son frère et ses sœurs. Ils avaient habité un deux pièces au rez-de-chaussée d’une bâtisse de la rue Jules Blaizay. Il y avait passé toute son enfance, avec sa famille. Il témoigne souvent de ce temps qu’il regrette. Il se rappelle de la guerre, les bombardements, les allemands ... Il se souvient de la construction de cette Z. U. P. qui empiéta sur les petites rues, sur les vignobles. Parfois, des habitations furent démolies au nom de ce progrès. Mais son village de naissance se tient là, toujours debout, sans que rien ne vienne troubler sa quiétude : L’église et sa place, le cimetière, les rues et ruelles… Bébert aime se retrouver dans ce bourg et nous raconte… Sa ville de Chenôve, il y tient comme un diamant, sans jamais y être parti, ni du village, ni de la Z. U. P. Il faut reconnaître qu’avec tous les chats du quartier, il a du travail pour les nourrir, sans oublier ces propres petites bêtes à quatre pattes. Les pigeons, font parti de la vie de Bébert car il ne manque pas de leur jeter des croûtons de pain.
Les chats n’étaient pas si nombreux au Bourg, mais dans le « nouveau » Chenôve. Il y avait emménagé dans les années 1970 lorsqu’il se maria. Son épouse, Pierrette, était d’origine parisienne, et ne quitta plus la Côte. Elle apprit grâce à Bébert à connaître et aimer cette région d’adoption. Elle est restée employée au centre commercial Saint-Exupéry durant 26 ans. Ils avaient eu deux enfants, nés à Chenôve, à la maternité, où de nombreux enfants virent le jour. Pierrette, très discrète, s’occupait de sa petite famille et sortait très peu. Les courses étaient rapportées de son lieu de travail, pourquoi y retourner, disait-elle ; mes journées de congés ne sont pas assez longues pour tout faire. A sa retraite, ses enfants avaient quitté la contrée depuis longtemps. Pierrette et Bébert vécurent quelques merveilleuses années. Leurs enfants et petits enfants ne manquent pas de revenir pour une petite visite ou les vacances. Le destin voulu que Pierrette décède 8 années après. Bébert reste seul, mais toujours aussi souriant, blagueur et continue ses sorties journalières. Il quitte « Charcot » pour un appartement plus petit, au rez-de-chaussée, dans le quartier des « fleurs ». Cependant, il ne manque pas une occasion pour retourner au « village » du bourg et au « village » du Charcot. Il passe par le centre Saint-Exupéry boire son café, discuter le coup, acheter son tabac à pipe, sans oublier le pain et le journal. Il lui arrivait aussi de faire un détour à la boucherie, disparue depuis. Aujourd’hui, il ne peut qu’être présent devant cet évènement. Après la fermeture du dernier café restaurant du vieux village, le décès de nombreux camarades, toujours des deux « villages », c’est cette arche, où il est si souvent passé qui va disparaître.

Polo, né au Portugal, il est venu s’installer à Charcot, il y a bien longtemps, avec sa femme Maria et ses deux filles. Elles sont mariées depuis et vivent dans la banlieue dijonnaise, afin de ne pas être éloignées des parents. Polo travaillait comme maçon, partait le matin très tôt avec sa gamelle. Il ne rentrait que très tard dans la soirée. Souvent, ses filles étaient déjà au lit. Maria, embauchée par les H. L. M. nettoyait les paliers, les escaliers, les entrées de ses grands ensembles. Plus les années passaient, plus le travail était dur. L’employeur demandait du rendement et certains des locataires ne respectaient plus ses lieux de vies. Maria ne regrette pas sa retraite. Avec Polo, ils passent de bons moments dans cet appartement qu’ils habitent depuis tant d’années.
Difficile de quitter cet H. L. M. Charcot, pas assez d’argent, les logements dans le privé sont hors de prix. Et, à bien y regarder, nous ne sommes pas si mal à Charcot malgré quelques moments mouvementés. Certains voisins sont devenus des amis, les uns vont chez les autres, et vice vers ça. Pourquoi partir, Polo et Maria n’y pensent même plus. Peut-être un jour, quand les petits enfants seront grands. Les années passent, Charcot devra disparaître, Polo et Maria sont toujours dans leur logement même si quelque fois exprimé le désir de s’en aller. Cette fois, plus le choix, il faut à présent quitter les lieux. Partir, de nombreuses questions, ce n’est pourtant que du béton. Mais il s’est chargé d’histoires, toutes différentes les unes des autres. « Charcot », petit village sur quelques mètres carrés et de dix étages. Ne vous inquiétez pas, Polo et Maria sont bien relogés. Ils sont restés sur Chenôve, c’était leur souhait. Ils ont un peu de nostalgie, mais qui n’en n’a pas. Là, ils sont bien. Ils rencontrent toujours leurs anciens amis, et font connaissance de leur nouveaux voisins, qui pour certains, arrivent de Charcot ! Maria occupe ses temps libres à aménager son intérieur, participe à de nombreux projets organisés par la municipalité, bref… ce qu’elle n’avait pas toujours pu faire lorsqu’elle travaillait.

Bébert s’interroge à voix haute !
- et la Mado avec son mari Gilou, que son-ils devenus ? Ils avaient bien eu trois gars ? Te souviens-tu lorsque l’aîné a eu son accident de voiture. Nous pensions tous qu’il ne s’en sortirait pas. Il est resté dans le coma longtemps. Grâce à Dieu, il nous est revenu, oh ! plus d’un après. As-tu des nouvelles de lui, Polo ? Dernièrement, j’ai entendu dire qu’il s’est amouraché d’une des filles dont les parents ont longtemps vécu à « Peguy ». Ils habitent ensembles, et logent rue Ernest Renan. Tu vois, eux aussi sont restés à Chenôve. Je crois même qu’elle attendrait un bébé pour juin ou juillet. Avec la fermeture de la maternité, elle va accoucher au « Bocage ». Quelle tristesse, il n’y a plus de vrais « Bonbis », à moins qu’elle le fasse à domicile ! Tu vois, de nombreux services partent de notre ville, mais nous, nous restons, nous l’aimons notre commune. Il faut dire que de bonnes choses sont organisées, et ses jeunes, jamais contents. Nous n’avions pas tout ça à notre époque, mais nous étions aussi heureux. Des conneries, tout le monde en fait. Mais, la, ils dépassent les bornes !
-Il faut bien que « jeunesse se passe ». Tu sais, Bébert, nous aussi nous avons bien profité et les parents n’étaient pas toujours fiers. Rappelles toi les nombreuses fêtes au Bourg. C’est là que certains copains ont trouvé leur femme. Et à Charcot, nous savions tous faire la fête. Un vrai village sur une très petite surface mais quelle hauteur. La première visite au dixième étage, Maria et moi, nous fûmes très impressionnés devant ce paysage. C’était merveilleux, grandiose, rien ne pouvait cacher l’horizon. La ville de Dijon était toute petite en étant très vaste à la fois. Là, je me rendis compte de l’étendu de tous ses immeubles et ses milliers de personnes qui devaient se loger.
-Au fait, Mado et Gilou, ils avaient bien un chien ? demande Bébert.
-Ils en eu deux ou trois. Le dernier est toujours là. Il a suivi leurs maîtres pour déménager au nouveau quartier, tu sais, le « clos des marronniers ». Ils ont un petit logement, F2 ou F3, au rez-de-chaussée. Une grande terrasse, avec un coin de pelouse où ils peuvent mettre des fleurs. Mado est très heureuse car elle adore la nature. Je me souviens elle alignait des pots sur le bord de fenêtre de cuisine et son balcon. Il y en avait partout. A Charcot, c’est ce qui lui manquait le plus. De la place pour son « hobby », ses fleurs ! Ils pensent encore à Charcot, mais sont heureux dans leur nouvelle demeure. Ils ont installé une table et des chaises de jardin. L’été dernier, tu pouvais les apercevoir, Gilou lisant, et Mado, tricotant pour ses petits enfants des deux autres garçons. A cette saison, Mado doit commencer le trousseau du futur nouveau né. Gilou lui, bêche son coin de terre pour planter quelques légumes et arbustes fruitiers. Le chien profite de la pelouse et surveille les allées et venues des passants. Ils sont bien installés. Chaque matin, Gilou va chercher son pain et son journal au Saint-ex. Tu vois il n’a pas dérogeé à ses habitudes malgré son éloignement du quartier. C’est souvent à ce moment que je le rencontre et que j’ai des nouvelles. Quelque soit le temps, il vient. Son absence ne prévoira rien de bon.

-Et tes anciens voisins d’à côté, la famille Roberto ?
-Ah ceux là ! ils ne me manquent pas, répond Polo. Je me souviens, il quittait sa famille le lundi matin pour aller travailler dans la banlieue lyonnaise. Il était toujours en déplacements, celui là ! Normalement de retour le vendredi, il lui arrivait de ne pas revenir du week-end. Sa femme rallait, mais cela ne le faisait pas revenir. Elle se retrouvait seule avec leurs trois enfants. Ceux-ci le savaient bien, et ils en profitaient. L’un courrait dans l’appartement, l’autre dans l’escalier de l’immeuble, quand il ne tapait pas avec le ballon sur le mur du bâtiment, tandis que le troisième tentait d’étudier. Souvent les gendarmes étaient à leur porte. Je ne voulais pas que ma femme Maria leur parle. Et mes filles, je les empêchais de fréquenter ses garnements. Tu t’imagines si l’une d’entre s’était amourachée d’un de ces voyous. Le pire des trois était bien le petit Angelo, je crois même qu’il a fait de la prison. C’était bien pour vol. Les deux autres, je ne sais même pas ce qu’ils sont devenus. Les parents ont du retourner en Italie, nous ne les avons pas revu il y a bien des années maintenant.

Polo parle toujours.
-Par contre, je me rappelle de leurs voisins du dessous. Ils ne supportaient plus le vacarme, la télévision, la musique, les engueulades… ils n’arrêtaient pas de cogner aux plafonds et tuyauteries afin que le bruit cesse, mais rien n’y faisait. D’origine marocaine, sa femme Nadia et Majid sont toujours sur Chenôve. Ils ont quitté Charcot dans les premiers pour emménager dans la tour des vignes blanches. Ils ont acheté leur appartement, ont certainement eu droit au crédit. Nadia est très heureuse, elle ne voulait pas quitter son quartier. Elle continue à faire de grands repas avec sa famille, enfants, petits enfants, oncles, tantes, cousins, cousines, parents… et ses nombreux voisins. Les odeurs de la cuisine parfument le palier comme au temps du Charcot. Ils sont toujours aussi accueillants et sont les premiers à ouvrir leur porte si tu as besoin. Nadia prépare toujours aussi bien le thé et c’est avec joie qu’elle reçoit ses amies afin de discuter d’une chose et d’autre, surtout des enfants. Jamais nous n’avons vu Nadia et Majid se disputer. Elle, toujours auprès de ses enfants, gardant ceux des autres. A l’heure de la sortie des écoles, souvent la première à attendre, soucieuse et souriante dès les premiers cris. Pas de cantine pour eux, les repas préparés par Nadia à la maison matin, midi et soir sont si délicieux. D’ailleurs, tous ses enfants se sont mariés, sont parents et ont tous des bonnes situations. Ma femme Maria et moi, nous n’avons jamais eu de problèmes, les enfants, s’entendaient tous bien. Ils ont gardé de bons contacts entre eux et se rencontre souvent. La moindre occasion est bonne pour une fête. Majid sort principalement pour les courses, les obligations administratives, accompagner les petits-enfants dans leurs activités scolaires et parascolaires, pour prier à la nouvelle Mosquée et rencontrer ses amis.
Je le rencontre souvent lorsqu’il se rend à la petite épicerie hallal du centre que tient Mimoune. Ce dernier est toujours là pour vendre les produits du pays, les coutumes ne se perdent pas, rendre services et donner de bons conseils. Là, Mimoune entretien cette convivialité que nous ne retrouvons plus dans ces grandes surfaces des zones commerciales. Nadia et Majid n’ont jamais eu de véhicule, alors comment veut-tu qu’ils se rendent dans ces galeries commerçantes. Mimoune livre les produits commandés est devenu un ami de la famille. Il aime bavarder d’une chose, d’une autre et apporte le soleil dans la vie de nombreuses personnes. Hier encore, Mimoune s’interrogeait sur le sort du cèdre situé en bas de Charcot. Il sait que pour de nombreux habitants ce cèdre doit survivre à l’implosion du grand Charcot. Majid le souhaite aussi, il a trop souvent vu les enfants jouer autour, et parfois, vouloir l’escalader. Les habitants de Charcot élevaient la voix, mais… les enfants continuaient, roulaient avec leur bicyclette ou patins à fond sous le porche. Il va y avoir des jambes cassées… s’exclamait un des locataires à une fenêtre, attention aux véhicules, je vais prévenir tes parents si tu fais des bêtises.

Un court silence entre nos deux compères, et une nouvelle question de Bébert :
- Mais toi, tu n’avais pas eu des soucis avec des voisins ?
- Oh, ce sont plutôt des anecdotes. Les voisins de l’autre cage, des jeunes mariés, les Jacobs, vivaient de je ne sais quoi. Aucun d’eux ne travaillait. Dès qu’ils avaient un instant, (souvent) c’était reparti. Ma femme et moi, nous entendions tous : chasse d’eau, machine à laver, sèche linge, mais surtout leurs ébats amoureux. Je pourrais tout te raconter, jours et heures de la semaine, la durée – cela devait dépendre de sa forme à cet homme – pourtant, joli plante qu’elle était, même crevé, je n’y aurais pas résisté. Tu ne t’en souviens pas ? Elle aussi venait souvent au café, mais elle ne buvait pas du petit lait, elle repartait bien chancelante. Son mari la retrouvait, et sortait dans le même état que sa femme. Il arrivait même de changer de bar à l’époque, il y en avait plusieurs sous le centre. Ils repartaient aussi dans le bourg se « finir » au Saint-Vincent Lorsqu’ils revenaient dans l’immeuble, ce n’était pas triste. Nous savions l’heure de leur retour et quel bordel jusqu’à l’ouverture de leur porte. Une fois claquée, plus rien. Le calme sur le palier avait repris sa place. Heureusement, il n’y avait plus d’enfant. Je crois que les services sociaux leur avaient retiré pour être placés, deux garçons. C’était mieux pour ces gosses qui ne faisaient que traîner les rues jusqu’à point d’heure. Les parents ont quitté l’immeuble, ils sont sur Genlis, vers l’inter marché. Ils devaient avoir des dettes de loyers puisque je ne les ai jamais vus partir au coltin.

-Par contre, ceux de notre palier, nous les aimons beaucoup. Liliane et Robert, eux aussi sont relogés à Chenôve, quartier des Grands Crus. Ce fût difficile au début, mais ils ont emménagé l’année dernière, à la bonne saison. Cela les a aidé à accepter le départ car malgré des ennuis, comme beaucoup, ils avaient le cœur serré de partir. Je sais qu’ils ont retrouvé d’anciens locataires de Charcot. Ils ne passent plus beaucoup au centre, mais se rendent au super U de leur quartier. Ils viennent toujours sur le marché du dimanche. Elle retrouve ses amies près des étales et lui, profitent pour aller retrouver ses copains au café. Maria et moi nous leur rendons souvent visite.
- Les enfants vivent dans la région et travaillent tous. L’un des enfants habite le village de Couchey est artisan peintre et le papa l’aide de temps à autre. Si il ne le faisait pas, il trouverait le temps trop long du à la retraite. Liliane, plus jeune, continue ses ménages chez des « bourgeois » de la Côte. Après avoir élevé ses deux enfants à Charcot, elle a repris un travail en espérant avoir un peu de retraite !
-Plus jeune, elle s’occupait de ses enfants, mais aussi d’un petit Nicolas, enfant d’une maman de l’immeuble « Peggy ». Cette maman, après son divorce, ne pouvait plus rien faire de Nicolas qui s’était fermé à la suite du départ de son père. Avec Liliane et Robert, ainsi que leurs enfants, Nicolas, malgré un caractère difficile, reprenait goût à la famille. Nicolas resta jusqu’à son mariage avec une jeune fille rencontrée en boite de nuit Ils logent à Fontaine d’Ouche. Pas encore de démolition d’immeuble prévue. Ils ont un petit garçon âgé maintenant d’une douzaine d’années et viennent toujours voir Liliane et Robert. Par contre, la maman est décédée et n’aura pas vu la naissance de son petit-fils, ni l’implosion de son immeuble, « Peggy ». Tu ne dois pas en avoir de souvenirs, car Robert travaillait de nombreuses heures, il était à son compte. Les rentrées d’argent n’étaient pas toujours au rendez-vous. Il me racontait que des chantiers terminés, il n’arrivait pas toujours à se faire payer. Liliane faisait la comptabilité, mais malgré les relances, des factures restaient impayées. Et il fallait donner à manger aux trois enfants ! Les week-ends, ils leur arrivaient de partir pour pique-niquer au bord de la Saône. Ils louaient un terrain à l’année et il nous arrivait d’y aller et de partager de bons moments : baignades, barbecue, pêche, pétanque… et les enfants s’amusaient sans contrainte. Pas de voisins pour brailler. Le soir, arrivés à la maison, tout le monde se couchait sans grogner. Le calme régnait dans les deux appartements, ce qui n’était pas toujours le cas des autres. Ils ne louent plus ce terrain, car avec le départ de Charcot, les loyers sont beaucoup plus chers là où ils sont. Le chauffage n’est plus assuré par la grande chaufferie au charbon de Chenôve, mais individuel au gaz ! Ils ont un garage au sous sol de leur nouvelle résidence, mais là aussi, il faut payer.

-As-tu des nouvelles d’autres de tes anciens voisins ?
-Oui, la famille Dumont… répond Polo. Chantal, travaillait à l’hôpital comme aide soignante et lui, François, ouvrier à l’usine dans la zone de Saint-Apollinaire. Ils avaient eu deux enfants qui ont quitté la région pour leur travail. Ils sont dans la région parisienne. Chantal et François, tous deux à la retraite, ont quitté Chenôve pour descendre dans le sud. Je crois qu’ils avaient des cousins en bas, ils partaient avec leurs enfants en vacances dans le coin. Nous recevons du courrier régulièrement et ils ne nous oublient jamais pour les fêtes de fin d’année. Le téléphone fonctionne bien entre Maria et Chantal. Heureusement, car je ne suis ni téléphone, ni courrier, François pas plus que moi. Maria parle de faire installer Internet, mais elle est effrayée devant un ordinateur. Elle préfère toujours aller à la poste et recevoir des nouvelles dans sa boite aux lettres.
Aujourd’hui, c’est aussi bien que Chantal et François ne soient plus là. Ils ne verront pas l’immeuble où ils ont vécu une vingtaine d’années tombés comme un château de cartes. Déjà la démolition du « Clématites » et « Peguy », les avait contrariés. Ils étaient si discrets. Chantal faisait de nombreuses activités autour des enfants et des mamans. Elle recevait beaucoup d’entre eux et partageait des après midi lecture, écriture, dessin, peinture, couture, cuisine, jeux divers… Toujours en activité et à la recherche de la moindre occasion pour aider son prochain - une véritable passion – Chantal par ailleurs fut d’une grande aide pour apprendre le français à Maria, mais aussi à beaucoup d’autres. Ensuite, Maria me transmettait ce qu’elle avait appris une fois que les enfants étaient couchés. Je me souviens, ils nous arrivaient de nous coucher très tard, mais grâce à ces leçons, nous nous sommes intégrés plus rapidement. Chantal n’a jamais pris conscience de l’importance de son aide pour de nombreuses familles émigrées. Elle disait en souriant et généreusement, je reçois autant que je donne, c’est un des moteur de ma vie, avec les enfants et mon François. Son François, qui ne manquait jamais une occasion pour « donner la patte » à droite à gauche. Les week-ends, difficile de le trouver chez eux. Le marché du dimanche fait, le repas pris, il repartait.

-Je me souviens de Fatima et se ses enfants, il y a bien longtemps que je ne les ai rencontré.
- Oui, à Charcot, elle logeait à quelques étages au dessous de chez nous. Elle ne pouvait s’empêcher de secouer ses miettes de pain par la fenêtre. Tu me diras, d’autres ne se gênaient pas pour balancer leurs ordures. Ils n’étaient pas nombreux à le faire, mais la saleté se remarque souvent plus vite que le reste. Tous les locataires du coin étaient catalogués. La fille de Fatima, Malika est devenu une belle jeune fille de treize ans. Elle travaille très bien au collège, toujours dans les premiers de sa classe. Son grand frère, Houssine, vit à Dijon avec son amie. Ils ont un petit garçon de trois ans, Mehdi. Fatima et Malika sont relogées au quartier des Pétigny, et s’y plaisent bien. J’ai le souvenir de Fatima mariée à Mohamed. Ils de disputaient sans cesse. Houssine de peur, se réfugiait dans le local à vélo. Une fois divorcés, le calme revint dans leur vie et appartement. Elle ne s’est jamais re-mariée. Houssine aimait beaucoup le sport et passait ses après midis de vacances scolaires au gymnase. Il faisait aussi du vélo et du patin à roulettes en passant sous le porche. Il surveillait sa sœur Malika lorsqu’elle jouait avec ses petites amies devant l’immeuble. Fatima appelait Malika une fois, pas deux, contrairement à Houssine qui voulaient rester avec ses copains. A seize ans, Houssine est en apprentissage dans la plomberie, et depuis, il est resté chez son patron. Cela doit faire bien six ou sept ans. Fatima et Malika sont toujours ensembles. Lorsque Malika eu l’âge d’aller au collège, tu les vois à l’arrêt de bus très tôt le matin. La maman aime protéger sa fille. Le dimanche après le marché, elles vont à la piscine. Ces matins là, nous les rencontrons avec ma femme Maria. Malika aura du mal à quitter sa maman, mais elle a encore le temps.

- Il y en avait du monde dans cette barre, encore une de moins. Dis, Bébert, te rappelles tu le nombre d’immeubles disparus de la Z. U. P. ?
- Oui, attends … Bébert répond tout en comptant sur ses doigts déformés par son arthrose :
- La première fût celle des Narcisses, en 1992, 136 logements, si ma mémoire ne me trahit pas ; la seconde, le bâtiment soixante-quatre, en 1999, 114 logements ; la troisième, le soixante et onze des Clématites, en 2000, 154 logements ; la quatrième, l’immeuble « Charles Peguy », en 2004, 161 logements ; le cinquième, c’est aujourd’hui avec notre « Charcot » avec ses 79 logements. Je crois que le compte y est.
Par contre de nouveaux quartiers ont vu le jour. Celui des « Pétignys »,des « Grands Crus », du « Clos du Roy », du « Clos des Marronniers ». Si ma Pierrette revenait, elle se perdrait dans sa propre ville !

- J’ai entendu dire qu’ils vont encore en détruire ? S’interroge Polo.
- Le prochain devrait être le bâtiment rue Lamartine avec la démolition d’une partie et la réhabilitation de l’autre. Les bureaux de la poste devraient y être installés. La municipalité désire refonder le centre ville autour de la Mairie, du Centre Commercial Saint-Exupéry et la place Coluche avec sa Bibliothèque, là où nous sommes. C’est une bonne idée je pense. Avec la destruction de Charcot, le bourg est aussi plus accessible. La Z. U. P. se rapproche petit à petit des anciens, il faut dire que depuis quarante ans, les jeunes sont les « vieux » de la Z. U. P. chacun son tour, la vie tourne. Et, Polo, tu n’as jamais autant parlé de nos ex-voisins.
- Oui, la nostalgie, certainement… et toi, Bébert, ton logement ?
- T’inquiètes pas pour moi, mon Polo, ma résidence ne sera pas concernée par tous ces changements. Peut-être, l’isolation et un bon ravalement de façade, la mise aux normes des installations électriques, des antennes paraboliques sur les terrasses, et plus d’espaces verts pour les enfants. Cette fois, plus de déménagement. Je vais y passer mes dernières années, jusqu’à ce que la mort m’appelle. J’aime trop mes voisins, le quartier, les chats, alors pourquoi partir ? Mon frère et mes sœurs installés tout près me permet de les rencontrer régulièrement. Même ma fille et mon gendre se sont rapproché et vivent dans l’arrière côte. Mes arrières et petits-enfants restent sur Strasbourg, toujours pour leur travail. Je ne suis pas seul, mes copains d’école sont au cimetière, mais les autres (de Charcot) dont toi Polo, vous êtes là. Aurais-tu pensé que nous serions une nouvelle fois présents pour l’implosion de notre « Charcot » ! Nous l’avons tous maudit, lui et ses habitants, un jour ou l’autre. Rappelles toi l’arrivée de toutes ces familles avec leurs mouflets que nous soupçonnions de tout casser. Eux sont grands-parents, les gosses des parents, et certains d’entre eux grands-parents à leur tour. Quelques uns sont retourné dans leur pays ou région d’origine. Mais regardes, ils sont encore là, nombreux au rendez-vous. C’est une partie de leur vie qui part matériellement, mais qui restera à jamais dans leur cœur.
- Et le Cèdre, va t-il survivre sans écorchures, s’inquiète Polo.
- Pas de problème, tout a du être minutieusement préparé pour qu’il résiste à un tel chamboulement.

Tout à coup, les regards se figent sur notre géant de béton… Il se tient toujours bien droit, dominant et narguant la foule, comme devait être le commandement Jean Baptiste Charcot. En parcourant sa biographie, je compris que j’assistais à la destruction inévitable du « Charcot » identique au naufrage du « pourquoi pas ». La sirène, le compte à rebours, un grand silence, et… une énorme détonation… suivi d’une bombe de poussière ! Même les pigeons prient leur envole pour fuir ce nuage compact, les chiens aboient tous ensembles, la foule applaudi. Tout s’est déroulé comme prévu.

- Regardes, s’exclame Polo, il est là, encore plus gigantesque, et sans égratignure. Il est blanc de poussière, mais la pluie l’habillera à nouveau de ses belles couleurs. Merci pour ce cadeau, il restera le témoin de toutes les brides de vies de ces familles qui passèrent à « Charcot ».
- Allé, mon Polo, allons donc au Gymnase Gambetta pour le cocktail. Nous allons revoir des copains et discuter tout en dégustant un petit verre. Les organisateurs vont nous projeter des images de l’implosion, c’est indiqué sur notre invitation.

- Je ne vous accompagne pas, je vais retrouver ma sœur. Je vous remercie de m’avoir permis d’assisté à cet évènement. Je vous souhaite une bonne fin de journée. Merci aussi de m’avoir fait partager ces instants de vies quotidiennes. Je constate que les jugements sur les banlieues ne sont pas justifiés. J’ai beaucoup appris, qu’un village soit en surface ou vertical, la vie est la même pour tous.

Notre périgourdin part son esprit empli de toutes ces histoires et de ce spectacle. Il ne l’aurait pas imaginé. Son regard sur les nombreuses Z. U. P. se sera adouci. Il comprend que sa sœur ne désire pas quitter son logement, comme lui ne partira pas de son pavillon du Périgord. Il ne lui demandera plus car il comprend que Chenôve, c’est aussi son bon vin, sa côte, son vignoble, ses châteaux, ses bonnes et grandes caves, sa fête de la Pressée, son plateau de Chenôve, ses activités sportives et culturelles, ses sorties pour les seniors, ses concerts, sa fanfare, sa chorale, ses diverses loisirs….

S. A. Joseph, ses yeux rougit par ses larmes, essuyait un léger sourire. Un sourire de soulagement devant ce Cèdre qui est toujours debout, tel un naufragé d’un des marins du Commandement « Charcot » du « Pourquoi pas ». Toujours silencieux, il suivi nos deux compères, Bébert et polo, qui se rendent au pot offert à l’occasion de la disparition de cet immeuble.

Le Cèdre qui a veillé tant d’années sur « Charcot » et qui veille sur le temps déploie ses branches comme une tulipe qui éclôt, pour ouvrir ses bras au soleil. Et la lumière fût.


Je remercie Mustapha Benfodil, Fatima une voisine qui m’ont entraînée dans cette aventure, la municipalité de Chenôve, et tous les autres acteurs qui ont permis cet atelier d’écriture. Sans cette expérience, je n’aurais jamais eu l’idée de mettre mes sensations, mes observations, mes sentiments sur papier. Merci, car je me suis bien « éclatée », « évadée », quittant même parfois notre monde, quel délire. L’écriture est une aide précieuse, autant qu’une médicamentation. MERCI, MERCI … à tous mes maîtres et professeurs qui m’ont donné les leçons de lecture et d’écriture.



Michèle dite Mimi.



Nouvelle terminée le 22.04.2008





PRESENTATION des FAMILLES

Bébert et Pierrette,
Maria et Polo,
Mado et Gilou,
Famille Roberto,
Nadia et Majid,
Famille Jacob,
Liliane et Robert,
Le petit Nicolas,
Chantal et François,
Fatima et Malika.



IMPLOSIONS ! ESPOIR !....



A toi, si jolie fleur clématites,
Dessinée et construite si vite,
A toi, barre des narcisses,
Gigantesque bâtisse,
A toi, Charles Peguy,
Tu as recueilli tant de vies,
A toi, Commandent Charcot,
Tel un grand paquebot,
Pourquoi pas vous appeler « églantines »,
Vous auriez été peut-être plus dignes,
Alors, vous avez tous disparus,
Afin de laisser courir la vue,
A l’horizon d’une nouvelle ville,
Telle l’araignée qui tisse son fil,
Afin de fièrement se relever,
Telle une bête blessée, enragée,
Devant un monde empli d’espoir,
Pour éviter d’y broyer du noir,
Tes rayons, soleil, éclairera,
Chatouillera, réchauffera,
Tous ces cœurs meurtris,
Des ces nombreuses vies,
Enfin surgira de ce combat,
La paix, un calme plat,
Où tous nous serons heureux,
De partager tant d’instants chaleureux,
Ce sera notre ville de Chenôve,
Noire, jaune, blanche… et pourquoi pas mauve.


M. B.

DESTIN


Dans les années soixante,
A ta naissance,
Tu n’en n’a pas conscience,
Et sans aucune expérience,
Tu deviendras tant d’espérance.
Après un gigantesque travail
De la sueur et des failles,
Tu gagneras la bataille,
E t tu ouvriras tes entrailles,
Pour y accueillir tant de vies,
Avec leurs joies et soucis,
Et telles des fourmis,
Elles y feront leur nid
Debout depuis tant d’années,
Tu étais bien intégré.
Avec un mélange bien calculé,
Au cours de cette matinée, Tu t’es laissé couler,
Fatigué, sans contester.
Pour commenter ton naufrage,
De nombreux bavardages,
D’innombrables reportages,
Pour tourner la page.
D’autres subiront le même sort,
Avons-nous raison, tort,
Des s’acharner sur tous ses « corps »,
Pour un monde couvert d’or.
Après cette détonation,
Comme un pardon, de ne plus être bon,
Tu es tombé dans la cage aux lions.
Adieu Charcot, tu as disparu,
La foule part vers d’autres rues,
Moi, je ne te vois plus.
Humains, ne cherchez vous pas trop loin,
Plus que vous en auriez besoin,
Faites bien le point,
Avant de lever vos poings.
Ne restez pas chagrin,
S’ouvriront, d’autres chemins,
De nouveaux destins.


Michéle,
Dite Mimi,